Dixième Journée :
Monseigneur Irénée Winnaert : Le contexte philosophique, spirituel et religieux qui conduisit Monseigneur Winnaert à la rencontre d’Eugraph Kovalevsky,ouvrant le chemin de la résurgence de l’orthodoxie française.
Intervenants :
Monseigneur Germain, Monseigneur Benoît, Hubert Ordronneau.
Thèmes étudiés :
- Les thèmes de cettejournée portent essentiellement sur le terreau / le terroir / le territoire qui ont vu la résurgence de l’Église catholique orthodoxe de France. Il s’agit d’interroger en quelque sorte l’histoire de la pensée française entre 1890 et 1930, et de se demander ce qu’y représente notamment le Modernisme, - dite Crise Moderniste - à travers la pensée de :
- Alfred Loisy, déclencheur de la crise moderniste en 1902, et excommunié en 1908 ;
- Lucien Laberthonnière, cet oratorien professeur de philosophie, qui deviendra l’ami de Maurice Blondel et sera professeur au collège de Juilly ;
- Marc Sangnier, polytechnicien, initiateur du Sillon, qui tente de contrebalancer le matérialisme de la gauche anticléricale auprès des ouvriers.
Alfred Loisy
Lucien Laberthonnière
Marc Sangnier
Prévue de longue date, pour faire suite à la première journée consacrée à Monseigneur Winnaert
- le 7 décembre 2013 - celle-ci fut par deux fois reportée.
Les orateurs s’étaient attachés à mettre en lumière la vie en Christ du hiérarque, et l’élaboration de sa pastorale, car ce fut un homme toujours soucieux de trouver, pour le petit troupeau qui le suivait depuis son éloignement progressif de l’Église romaine, la bergerie où sa quête trouverait enfin son sens ou, pour le dire autrement, la lumière que le boisseau recouvrait lourdement, dans la spiritualité dominante de l’époque. Non que l’homme fût en soi en rupture avec Rome ; bien plutôt il brûlait d’une ardeur évangélique qui semblait reléguée alors derrière un moralisme stérilisant et cachée sous le boisseau d’un dogmatisme sans appel. Le numéro double de Présence orthodoxe (178-179) en a rendu compte en 2016.
Il a paru intéressant cette fois, de montrer comment la pensée - évolution, choix, rencontres, option finale sur l’orthodoxie - de Monseigneur Winnaert s’était greffée autant sur les préoccupations de l’Église romaine que sur celles de certains philosophes de cette époque, et comment son itinéraire personnel s’est trouvé progressivement illuminé par ce qui s’est révélé être l’orthodoxie - chemin de « révélation » en quelque sorte car il était en son être intime déjà orthodoxe - et comment il allait croiser la route d’Eugraph Kovalevsky, jeune Russe exilé, futur évêque Jean de Saint-Denis.
Il s’agissait donc de prendre en compte le contexte philosophique, religieux et spirituel dans lequel Monseigneur Winnaert a été formé, d’évaluer quels dialogues étaient ou non possibles avec sa hiérarchie, quel écho pouvait recevoir sa quête. Le thème avait été collégialement proposé ainsi :
« Notre réflexion portera essentiellement sur le terreau /le terroir / le territoire qui a vu la résurgence de l’Église orthodoxe de France. Il s’agit pour ce faire, en effet, d’interroger l’histoire de la pensée française entre 1890 et 1930, et de se demander ce qu’y représente le« Modernisme » à travers la pensée de :
- Alfred Loisy, déclencheur de ce qu’on appellera la « crise moderniste » en 1908, et excommunié en 1912 ;
- Lucien Laberthonnière, cet oratorien professeur de philosophie, qui deviendra l’ami de Maurice Blondel, et rappellera maintes fois que « la vérité est d’abord charité » ;
- Marc Sangnier, directeur du Sillon, créé par Paul Renaudin dans l’esprit de l’Encyclique Rerum Novarum de Léon XIII, et qui en ses débuts reçoit l’appui de Pie X et des évêques, jusqu’à sa condamnation en 1910 par le même Pie X. »
Que pense et vit Monseigneur Winnaert dans ce contexte sera le point de focalisation de notre réflexion.
Il ne s’agissait nullement de montrer que Monseigneur Winnaert fut moderniste, car, effectivement, il ne le fut pas, mais il s'agissait de considérer, en repensant le rapport des chrétiens et de l’Église, qu’il créait lui aussi un état de fait auquel la hiérarchie ecclésiastique restait étrangère, ou pour le moins exagérément prudente.
Dans cette perspective trois orateurs ont pris la parole, devant un auditoire qui aurait pu être plus nombreux, mais qui était extrêmement attentif.
Hubert Ordronneau, doyen de l’Institut, a d’abord présenté le chemin et la personnalité extrêmement attachante de Lucien Laberthonnière. Il a mis en lumière sa formation, son exigence, ses engagements sans faille, son obéissance à l’Église, malgré les interdits de publication qui l’accablent, mais aussi la poursuite assidue de ses écrits, de sa recherche, de sa méditation sur l’évolution du monde ; il rappelle la place qu’il assigne au chrétien responsable face aux boule-versements sociétaux et idéologiques auxquels l’Église ne pouvait se dérober, sa théorie de l’éducation, où il distingue « l’autorité qui asservit, et celle qui permet de servir ».
Il rappelle surtout la mission qu’il se donne, dès sa deuxième année de formation au grand séminaire de Bourges, saisi un jour par une « illumination intérieure » : il doit « se consacrer à la philosophie comme théologien, pour répondre aux interrogations intellectuelles de ses contemporains »
L. Laberthonnière, en effet, n’a jamais perdu de vue que les élites : penseurs, écrivains, hommes politiques et gestionnaires divers avaient grandement besoin pour être à la hauteur de leur rôle de guide et d’organisateur des sociétés civiles ou politiques, d’une aide philosophique, spirituelle, de haute volée. Plus que pour d’autres encore, leur intelligence avait besoin de référence humaniste et religieuse, qui leur permît de prendre en compte l’histoire des hommes dans leur plénitude. Il ne manquera jamais à cet engagement devant Dieu et devant lui-même.
Monseigneur Benoît, évêque de Pau, après une pause qui permet des échanges avec l’auditoire sur ce premier exposé, prend la parole à son tour et
il nous précise d’emblée que : « L’abbé Louis Winnaert est attaché à la tradition de l’Église tout en étant ouvert aux idées et réflexions de son temps : il prend donc contact avec les idées dites ‘modernistes’, et notamment celles de Loisy ».
Alfred Loisy (1857-1940) fut incontestablement le père du modernisme. à ce titre, et à bien d’autres, c’est une figure qui se distingue notablement de celle de L. Laberthonnière, même si tous deux sont d’éminents théologiens. Mais ses brillantes études à l’Institut catholique de Paris, sa méthode historico-critique précédant la démarche d’exégèse, le projettent sous les feux de la célébrité, entraînant aussi sa chute, et sa révocation. à ce point, il faut tenter de définir le modernisme :
« Le modernisme vise un ensemble de tendances assez disparates, qui avaient en commun de vouloir combler le fossé séparant l’enseignement traditionnel de l’Église et les jeunes sciences nées en dehors d’elle. Il est condamné par Pie X dans l’encyclique Pascendi dominici gregis (Paître le troupeau du Seigneur) du 8 septembre 1907 qui y voit la 'synthèse de toutes les hérésies' et le condamne sans appel.
En réalité, le modernisme n’est pas une hérésie, c’est une tendance d’esprit, un climat intellectuel, une crise de conscience. Les modernistes sont engendrés par un amour dévoué pour l’Église et par un élan idéaliste ».
On reconnaît donc chez lui la même avide nécessité intérieure que chez L. Laberthonnière de ne pas maintenir l’Église hors des préoccupations spirituelles qui hantent le monde moderne qui se crée sous leurs yeux : monde scientifique, technique, industriel qui change la face du monde.On comprend bien que c’est un conflit théologie-science qui envahit l’espace philosophique et religieux en ce début de XXe siècle.
Monseigneur Germain avait mission de faire émerger de ce contexte intellectuel mouvementé la personnalité de Monseigneur Winnaert et, pour mieux dire, ce qu’on appelle depuis, dans notre Église, sa « quête de vérité ».
À ce titre, Monseigneur Winnaert s’inscrit dans l’Histoire, selon la conception chrétienne, c’est-à-dire « la rencontre dans le temps et l’espace entre la volonté divine et la volonté humaine, qu’on peut appeler 'partition synergétique' ». Mais cette Histoire est aussi celle de l’Église en France, qui traverse une grave crise, et de nombreux clercs avec elle.
Louis Irénée Winnaert, ordonné en 1905, entre dans l’Église au moment même où son impact dans la vie civile est interdit. Mais « libre en esprit, il va ». Et pour bien faire comprendre son itinéraire, qui paraît parfois chaotique à ceux qui n’ont pas lu, ou ont lu trop hâtivement la « Queste de vérité », et pour le rendre aussi plus lisible et plus familier, Monseigneur Germain recense un certain nombre de déclarations de Louis Irénée Winnaert puisées dans cet ouvrage. Il égrène des moments-clés de cette route si personnelle, mais qui s’inspire toujours de celui qui est « le Chemin, la Vérité, la Vie » : moment où il se met en route vers l’Église, au désert ecclésiologique, à l’entrée des mystères, d’abord en tant que prêtre puis en tant qu’évêque.
Ces passages, nous les énumérons à notre tour pour que chacun se donne le temps de les méditer en relisant cet ouvrage exceptionnel qui met si vivement en lumière les éléments qui rapprochent Monseigneur Winnaert, à partir de 1925 surtout, de l’orthodoxie. Déclarations donc sur : l’Unité, la Théologie, le Faire et l’Être, la nature de l’Église, la Catholicité, ce « hâter le temps » dont parlent, chacun à sa façon, Pierre et Paul, puis la Liturgie, la Tradition, l’Église, la Voie, l’époque qu’il vit et ses tourments, et enfin l’Église orthodoxe.
Finalement, nous voyons surgir de cette route parfois ombreuse et périlleuse, un homme libre, prêt à entrer dans l’orthodoxie, à rencontrer Eugraph Kovalevsky et à contribuer, à sa façon, à la résurgence de l’Église catholique orthodoxe de France.
Hubert Ordronneau, doyen.