Cours oraux : Extraits de Cours

 



Grégoire de Nazianze, Discours 22, 3ème discours irénique rédigé entre 379 et 381.

 

Ce cours, professé par notre Doyen, Hubert Ordronneau,

durant les années académiques 2016-2017 et 2017-2018,

fait désormais l’objet d’une édition dans le cadre des polycopiés de l’Institut.

 

 

Nous vous proposons, ici, l'introduction à l'ensemble du cours et l'étude des chapitres 1, 5, 15 et 16.

 

gregoire

 

Introduction

 

Ce discours prend place dans une série de discours (3) qui ont pour thème la réconciliation entre les partis ecclésiastiques.

A quelle date cette œuvre est-elle écrite par l’auteur ? Les conjectures, nombreuses, oscillent entre 379, soit l’arrivée de Grégoire à Constantinople, appelé par Théodose 1er, dit Théodose  le Grand, et 381 date à laquelle, en raison des trop nombreux et lourds conflits qui ont marqué la présidence de Grégoire à la tête du 1er concile de Constantinople en 381, il démissionne et se met à écrire sur des éléments majeurs de son expérience épiscopale; ce travail d’analyse et d’élucidation se nourrit autant d’un objectif théologique que pastoral.

Les circonstances, les événements, ici sous la forme particulière de querelles théologiques, conditionnent l’écriture d’un auteur, la tonalité de l’œuvre en général : la structure du discours, le rythme, le vocabulaire et jusqu’à la syntaxe, plus ou moins agressive révèlent ce qui passe dans l’âme de l’écrivain, et orientent l’énergie générale du discours, genre hautement tributaire de l’investissement personnel de l’orateur dans  la cause qu’il défend. En un mot tout l’arsenal de la rhétorique et de la stylistique est convoqué pour atteindre l’objectif de l’orateur.

Grégoire naît en 330 en Cappadoce, à Nazianze et naît au ciel en 390. Si l’on exclut les 25 premières années où les écrivains produisent rarement leurs œuvres majeures, on voit que Grégoire couvre de sa personnalité exceptionnelle les années 355 - 390, soit 35 ans de réflexion, de méditation et d’écriture active sur et dans  la deuxième partie du IVème siècle. Ces précisions de dates ne sont pas négligeables, au-delà même de l’ordre qu’elles mettent dans nos têtes, c’est une façon de prendre la mesure de l’incarnation des grands hommes que l’on imagine trop souvent, à quelque génération d’intervalle, et quel que soit leur registre de présence au monde - artistique, scientifique, politique, religieux etc.- on les imagine donc  comme suspendus dans les airs, sans attache réelle avec le monde concret. Leur œuvre est enracinée dans le concret de l’existence, mais le plus souvent ils n’ont pas été vaincus par lui. Ce point me paraît très important pour bien recevoir une œuvre dans sa gestation et son aboutissement, et ne pas la reléguer dans les objets de musée, au prétexte que notre monde est bien différent. Sortons de ce leurre naïf, qui aveugle sur le passé autant que sur l’avenir.

Aussi regardons d’un peu plus près cet homme au caractère conciliant, qui prise les relations d’amitié, qui a besoin de la chaleur et de la confiance de ceux qu’il fréquente, prompt justement à faire confiance à ceux que son cœur a élus, mais qui va se révéler d’une sévérité insigne, extrême avec ceux qui l’ont trahi, ou ceux qui ont manqué à leur foi et aux engagements qu’elle induit.

En cette dernière partie du IVème siècle, Grégoire de Nazianze, dit le Théologien, connaît un arianisme triomphant. Par son talent oratoire qui s’est à la fois enrichi et forgé par une immense culture profane et religieuse, il a ouvert une brèche dans ce triomphalisme, et a largement contribué à en réduire la prétention et la portée.
Par cette culture, qu’entendons-nous ? n’y mettons-pas une vague notion ! Il connaît à fond la culture grecque antique, philosophique et littéraire, qui l’a familiarisé avec les péripéties de l’âme humaine aux prises avec un destin incompréhensible.

L’autre versant de sa culture est une connaissance, quasi par cœur, de la Bible  dont sa mère, quand il n’a que six ans, lui offre un premier « exemplaire ». Bible qui n’a rien à voir avec les modèles que nous connaissons, bien sûr, car l’ensemble des textes, beaucoup moins nombreux, n’a pas encore été apprivoisé et mis en ordre par les exégètes et les historiens, comme le déplorera quelques années plus tard l’éminent Augustin.

Doté de cette  double culture, formatrice de l’intellect autant que de la psyché et de l’efficacité du verbe, Grégoire est en mesure d’affronter les vicissitudes du monde, par sa plume  notamment trempée dans l’énergie, et la soif de vérité, mais il les affronte aussi par les responsabilités dont il se laisse progressivement charger, parfois à son corps défendant quand la tâche lui paraît accablante - sacerdoce et épiscopat. En effet il préfère, du plus profond de son être, travailler dans la solitude, faite de prières, de méditation et d’écriture. Mais les soucis du monde et la nécessité d’y faire face l’ont constamment rattrapé.

Esquissons le plan de ce discours :

 

* Éloge de la paix, qui est divine.
* La mésentente entre chrétiens est un contre-exemple du précepte fondateur du christianisme.
* On ne peut y remédier qu’en prenant conscience de la subjectivité et de la versatilité de nos opinions. Ce qui relativise notre intransigeance.
* La mésentente, par son contre-exemple, rend suspecte la doctrine chrétienne et réduit son influence.
* La bienveillance réciproque corrige notre intolérance, la malveillance les renforce. 
* Discerner ce qui relève de la discussion : ce qui est à la portée de notre intelligence, et ce qui est d’un autre ordre et appelle foi et enseignement.
* Discerner les questions fondamentales pour la justesse doctrinale, et celles qui sont périphériques et de moindre importance.
* Discerner enfin ce qui relève de la foi, et ce qui relève de la stricte démarche rationnelle. 
Le dernier chapitre dénonce l’ultime piège de nos erreurs : amour-propre et ambition.
Ce discours brosse ainsi un portrait de l’âme humaine, aux prises avec les tentations du monde qui nous détournent de notre vocation première, trahie par Adam et Ève, et restaurée par l’incarnation du Fils de Dieu.

 

Analyse du texte

 

Chapitre 1- La Paix, définition théologique.

 

La première partie de ce chapitre est consacrée à la paix et celle-ci est d’emblée considérée comme un bien très précieux : la Paix- Eirènè - qualifiée de « philè » c’est-à-dire « bien aimée » . Cette formule « paix bien-aimée » qui valorise l’attachement vigoureux de Grégoire de Nazianze est utilisée trois fois en tête de paragraphe ; figure de style appelée anaphore et que poètes et orateurs utilisent volontiers non seulement pour créer un effet rythmique qui facilite la mémorisation du propos par l’auditeur, mais surtout fait caisse de résonance pour l’idée qui se révèle ainsi être le cœur du sujet. Point de mire sur lequel se focalise l’attention ; c’est bien le cas ici, puisque Grégoire déplore la paix rompue.Et chacune de ces formulations s’accompagne d’une remarque particulière, caractéristique, comme si l’auteur faisait un a parte avec lui-même et, par une ruse stylistique, se donnait l’occasion d’exprimer en quoi l’auditeur devrait aussi prendre à son compte cette méditation.

 

- Dans le premier cas de figure nous sommes renvoyés de toute évidence au rite du baiser de paix que pratique la liturgie selon saint Jean Chrysostome, et aussi celle selon saint Germain de Paris, qui est la nôtre. En pasteur avisé qui connaît bien l’âme humaine et ses distractions, en tant que clerc aussi Grégoire se demande si ces paroles de « souhait de paix réciproque » étaient sincères (gnèsia) et surtout « dignes de l’Esprit ». D’un coup si la frivolité de ce souhait était confirmée, la faute serait grave, elle serait plus qu’une distraction, une négligence à accueillir pour soi et pour ses frères ce don de l’Esprit, sans lequel  nulle société  ne peut survivre. Et devant la gravité de l’attitude le théologien enfonce le clou du blâme : Dieu refuse d’être témoin de ce geste plus que frivole, futile même puisque ramené à la vanité d’un geste mondain, et vidé de sa substance créatrice.

 

- La deuxième formulation marque un crescendo dans sa qualification « objet de mes soins et de ma fierté » ; ne pas entendre par là vanité de Grégoire, mais objet de préoccupation majeur de l’homme d’Église, dont la vocation est de mettre dans l’âme du chrétien cette paix que ne troublent plus les leurres de la société, ses fantasmes et ses sortilèges, que ne brisent pas les jalousies et les convoitises. Le mot « kallôpisma » signifie « ornement, embellissement » ; pour mieux comprendre l’auteur allons vers le verbe « kallôpizô » qui veut dire « changer en quelque chose de beau ». Nous y voilà. Par cette paix, l’âme est transfigurée, par l’ardeur des soins de Grégoire, ce qui pourrait traduire le terme « meletèma » qui veut dire « étude, exercice pratique ». Disons le autrement, c’est grâce à un zèle constant que le pasteur atteint cet embellissement  de l’âme. Et pour  insister encore sur la gravité déjà dénoncée à souhaiter la paix avec désinvolture et presque inadvertance, la paix doit être rapportée à son auteur, la paix est dans le cœur de Dieu, si vous permettez cet anthropomorphisme ; par un habile jeu de mots qui sert la vérité d’ailleurs, loin de l’en distraire, il souligne « la paix de Dieu » «  le Dieu de la paix », pour en déduire : «  Notre paix est lui-même ».

 

Tout Grégoire de Nazianze est dans ce propos, dans cette maille très serrée du discours, où les mots se placent d’eux-mêmes dans une juste perspective pour donner ce sentiment de certitude que la paix ne nous sera jamais familière si nous ne la recevons de Dieu, qu’elle s’évanouira aussitôt qu’on se sera détourné de lui, et que les querelles se réinstalleront dans le cœur des hommes. Il insiste encore, sachant comme Isaïe que notre nuque est raide et nos cœurs récalcitrants, en précisant dans une structure syntaxique qui se déroule comme une musique bien réglée : « Nous entendons qu’elle appartient à Dieu, que Dieu est son Dieu et qu’elle est divine elle-même »,  pas un interstice disponible pour y glisser une contestation. Ici se rencontrent le grand orateur et le grand théologien. Grégoire convoque dans un même élan et sa puissance théologique et son art oratoire pour graver en nous, pour révéler ce qu’est l’essence de la paix. Lame de fond qui doit recouvrir en lettres d’or ce qui va devenir la devise de ce discours. Nous voyons comment le style même vient au service de notre vie quotidienne, pour devenir l’élément fondamental de toutes nos pensées et de toutes nos actions. Et soudain, comme pour asséner à l’âme rebelle son dernier coup, il conclut cette deuxième considération par les propos suivants : « et, même dans ces conditions, nous ne la respectons pas ». L’offense à Dieu est totale, et paraît sans issue. Surgit l’image de l’homme prétentieux qui refuse un don de Dieu.

- La troisième formulation. L’éloge se poursuit, mais pour en désigner la perte générale, trois éléments sont consignés :
* la restriction de cette paix à un petit nombre,
* le lieu de désertion de cette paix vitale et sa durée interminable,
* la date éventuelle de son retour.
Ces mots qui expriment une déploration d’absence présentent un télescopage des notions de temps et de lieu, comme pour marquer l’égarement des hommes, qui ne savent alors plus où ils sont, car ce sont les deux repères essentiels qui situent et orientent notre existence.
L’abandon de cette paix semble se perdre dans la nuit des temps, et l’espoir semble bien maigre de la retrouver bientôt. Aussi s’impose au lecteur l’image de la détresse ; Grégoire s’empare alors d’une triple image forte pour dire son propre désarroi, déjà exprimé, son attachement personnel, qui le fait figurer comme un juste implorant la miséricorde divine. Les mots-clés font choc « je te regrette / je te chéris », et aussi «  je m’attache e / « présente » « absente / je te rappelle en gémissant et pleurant ». Ici la figure grammaticale du chiasme nous retient un instant ; Grégoire est conscient qu’il est en train de mettre en place son discours, sur un plan logique et émotionnel, il s’emploie donc à fixer l’attention de l’auditeur, et veut que s’entrechoquent les deux mots qui désignent aussi deux états d’âme : « présente / absente ». Et c’est sur l’absence de la paix que se greffent les références à des figures majeures de l’Ancien Testament : Jacob et David, peints dans deux situations diamétralement opposées. La paix est alors assimilée à un être cher, comme le visage de l’être aimé que la mort aurait emporté et  dont l’absence est intolérable.

Nous ne sommes pas ici dans une attitude anthropomorphique, mais dans une personnification, c’est-à-dire que la notion abstraite de « paix »  est élevée au rang de personne parce que son incidence sur la vie personnelle est du même ordre, c’est-à-dire déterminante dans la perception heureuse ou malheureuse de la vie. On pourrait dire que l’auteur cède exagérément au pathos, et veut nous émouvoir à tout prix. Mais non ! Grégoire est authentiquement bouleversé quand la paix n’est plus là et que triomphe la discorde, il sent cet état comme profondément anormal et contraire au destin de l’humanité ; ce sentiment est profondément inscrit en lui ; la paix que le Christ a donnée est bafouée, et c’est le Christ que l’on bafoue, rappelons-nous ce qu’il vient de dire : « notre paix est lui-même » (il parle de Dieu). Il ne faut pas passer à côté de ce sentiment délicat de l’âme de Grégoire le théologien. La paix que le Christ est venu donner aux hommes, Grégoire en a fait son bien singulier, comme il voudrait que chacun le fît, il l’a pleinement intériorisé.


Revenons aux références des deux personnages bibliques ; la paix est semblable à la perte de Joseph, le fils très aimé, pour son père Jacob, et pour David Jonathan est l’ami sans faille, l’alter ego sans qui on n’est plus tout à fait soi-même, à la façon de Montaigne et de la Boétie « parce que c’était lui, parce que c’était moi », enfin pour David est mentionnée aussi la mort d’Absalon, ce fils en rébellion, mais l’héritier du trône, que dans sa colère David a demandé à ses serviteurs de pourchasser, en ne souhaitant pas vraiment être obéi. Mais si, les serviteurs ont tué ce fils qui est à jamais parti alors que leurs cœurs étaient en conflit.


Ainsi Grégoire met son auditeur en face de trois malheurs liés à la paix rejetée : la jalousie des frères de Joseph, la guerre où meurt Jonathan, le conflit avec le fils héritier, réglé par le bras armé  des soldats guerriers. Les trois personnages représentent l’amour paternel et l’amitié, ces sentiments de tendresse qui donnent sa plus belle lumière à chaque journée. L’extériorisation du chagrin de chacun est évoqué pour donner des témoignages concrets de la douleur ; l’auteur est un homme de lettres, ce n’est pas un philosophe stricto sensu, il veut donc mettre sous les yeux des auditeurs le tableau lamentable des ravages entraînés par les conflits. Jacob « tenait devant lui le vêtement ensanglanté de son enfant » précieuses reliques où se transfèrent à la fois l’amour et le chagrin. David, quant à lui, se met à oublier que son fils le menaçait. Dans les deux cas Grégoire de Nazianze fait parler le sentiment paternel. De Jacob il dit, au début de ce paragraphe, « déchiré dans ses entailles de père », puis de  David en fin de paragraphe « car le père a aussi  ceci de caractéristique qu’il regrette avec affection après qu’il est mort ceci qu’il avait repoussé comme son ennemi au moment où celui-ci lui faisait la guerre ».  Que devons-nous penser de ces deux références adossées au sentiment de la paternité blessée, et développées avec soin ? Sans doute que la paix est donnée par le Père, celui qui est aux cieux ou celui qui nous a engendrés, le même aux yeux de Grégoire, le père biologique n’étant que le truchement du Père Amour. Il est donc clair aussi que le théologien dénonce l’aveuglement engendré par la haine qui se referme sur sa vengeance et sa violence intérieure, aveuglement qui ne peut naître de la paix parce que celle-ci échappe à la vanité des conflits ponctuels, qui eux engendrent des malheurs durables. Je ne puis m’empêcher de penser au père de l’enfant prodigue dans l’Évangile, qui laisse à peine à son fils le temps de lui demander pardon, parce que son cœur est inondé d’amour et de paix, car la paix a ceci de remarquable qu’elle est à la fois cause et conséquence du vrai amour.

 

Chapitre 5 - Hypocrisie et aveuglements du chrétien, qui ne veut pas se réformer.

 

La question est immédiatement posée : « Quelle en est la cause de cela » ? et sous les apparences d’un feu roulant d’hypothèses Grégoire assène à ses auditeurs le nom de ces travers, de ces failles inhérentes à la nature humaine. Du même coup, il fait le portrait des hommes et désigne à leur attention les entraves à leur chemin vers Dieu, à l’installation du Royaume, dès ici-bas, car il n’est pas question pour le chrétien de parier paresseusement sur un avenir enchanteur dans l’au-delà si dès maintenant, à la minute même où il le devient, il ne se fait pas bâtisseur de ce Royaume. Pourquoi ? parce que, comme le dit si exactement Alexandre Schmemann dans son Journal (Alexandre Schmemann - Journal, 1973-1983, éd. des Syrtes, Paris 2009), en date du mardi 15 mars 1977 en reprenant l’épitre de Paul aux Hébreux (XI,1) « la foi engendre l’Église », je parle en quelque sorte de l’ontologie de la foi elle-même. Car la foi et l’Église ne sont pas deux « réalités » distinctes, où l’une d’ailleurs « préserverait » ou « sauvegarderait » l’autre. Non. La foi est la possession du Royaume (« la garantie de ce qu’on espère », le Royaume, et « la preuve des réalités qu’on ne voit pas » le Royaume). Et c’est cette possession qui est l’Église comme mystère, comme unité, comme vie nouvelle, etc. – c’est la présence de ce qu’on espère et qu’on ne voit pas ».
Il est encore plus évident, après ce que nous venons de lire, que la construction du Royaume animée par la foi, vivifiée par l’espérance et réalisée dans la charité, que l’Église ne peut être un chantier de discordes, et ne sera pas le résultat d’une magie.


Voyons donc le portrait de l’homme oublieux des préceptes évangéliques dans le miroir implacable que met devant nos yeux le théologien. Nous relevons :

  • le goût du pouvoir qui veut nous rendre et nous établir maîtres d’autrui et de la marche du monde, symbolisé par la naïve et triste croyance que « j’ai toujours raison ».
  • le goût de l’avoir, qui nous fait contempler nos richesses et subordonne  tous nos projets à leur succès économique et financier « qu’est-ce que cela me rapporte ? »
  • la jalousie, qui ronge l’âme et vicie jusqu’à l’air qu’on respire « pourquoi aurais-je moins que lui ?ou ne suis-je pas aussi bien que lui ? »
  • la haine qui nous pose en juge et arbitre d’autrui, au nom de la rancune  et de tous les autres défauts déjà nommés, qui rendent notre âme incandescente par la violence, extérieure ou intérieure.
    l’orgueil qui vise à nous auto attribuer ou demander la meilleure place dans la société, qui veut nous rendre le point de mire de ceux qui nous connaissent. Nous
    trouvons là-dessus dans l’Évangile une parabole qu’il est inutile de citer, n’est-ce pas ?

Grégoire arrête ici la liste ; elle pourrait encore s’allonger, mais il veut surtout que résonnent en nos oreilles les noms des vices qui pourrissent et avilissent la créature de Dieu que nous sommes tous. Pour mettre un comble à l’inconséquence du comportement des chrétiens de sa communauté qui se déchirent, il prend un malin plaisir à souligner que les athées, ceux qui se passent de Dieu, ne sont pas victimes de ces vices, car ils n’oublient jamais la finalité de leur association de malfrats ! le chrétien serait-il le seul, mauvais gestionnaire de sa foi, à s’installer dans la querelle ?   
Il s’ensuit, dans le paragraphe suivant, en entier, une belle diatribe, comme les aiment les orateurs, mais qui produisent aussi un profond effet sur l’auditoire, parce que l’auditeur est mis « sur le grill » comme on dit familièrement. On ne peut échapper à son bourreau !

C’est le moment pour Grégoire de souligner à présent l’inconséquence de nos comportements. La querelle inspirée par les défauts que fait apparaître la vie en communauté ou dans un groupe d’appartenance comme l’Église, nous l’habillons de prétendues disputes au nom de la foi : « nous nous abritons derrière le faux-fuyant de la vérité en prétendant nous battre pour la foi », dit-il précisément. C’est-à-dire que le plus souvent, au lieu de reconnaître nos fautes, nos erreurs, nous les travestissons pour en faire des justifications idéalisées : l’exigence de la vérité, le dogme de la vraie foi. Mais comment, semble dire Grégoire, pouvez-vous oublier la cinglante admonestation du Christ adressée aux Pharisiens, rapportée par Matthieu en 23, 25-28. : « Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui purifiez l’extérieur de la coupe et du plat , alors que l’intérieur est rempli des produits de la rapine et de l’intempérance . . . Pharisien aveugle  ! (notons le passage au singulier comme une apostrophe à chacun)  purifie d’abord le dedans de la coupe, pour que le dehors aussi devienne pur. Malheureux êtes-vous, scribes et Pharisiens hypocrites, vous qui ressemblez à des sépulcres blanchis : au-dehors ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d’ossements de morts et d’impuretés de toutes sortes . . . vous opposez aux hommes l’apparence de justes, alors qu’au-dedans de vous vous êtes remplis d’hypocrisie et d’iniquité ». On pourrait citer le chapitre entier, qui est à nos yeux un des plus effroyables de l’Évangile, parce qu’il jette une lumière crue et implacable sur nos mensonges, nos intérêts déguisés, nos mesquineries, nos crimes contre la paix, oui, contre la paix parce qu’aucun groupe social, aucune structure nationale, aucune institution internationale ne peut faire naître la paix aussi longtemps  que chacun portera et entretiendra dans son cœur « ce nœud de vipères » qui distille un permanent venin. Ce que souligne aussi la diatribe du Christ est que chacun  est dans le déni de ses fautes. Ce n’est donc pas par hasard que Grégoire souligne vertement nos handicaps psychiques et spirituels dans ce discours dédié à la paix. Et nous comprenons pourquoi le Christ dit : « Je vous laisse la paix, Je vous donne ma paix » car elle est le fruit de la pureté du cœur, désintoxiqué en quelque sorte de toutes ses péchés, actes et pensées, qui le parasitent. On pourrait objecter: qui peut accéder à l’authentique pureté ? et serions-nous alors condamnés à l’errance spirituelle  et au désespoir de voir Dieu ! Grégoire de Nysse (Les Béatitudes, n°10, éd. Migne, coll. Les Pères dans la foi), dans sa sixième homélie sur les Béatitudes nous assure en effet  que le chemin est étroit et escarpé, mais que le Christ dans le Sermon sur la montagne enseigne comment venir à bout de chacun des défauts qui correspond à la béatitude projetée dans la lumière de l’espérance. Et qu’au bout du compte, « le cœur pur abrite et découvre l’image de Dieu. Rassemblée, clarifiée, l’âme retrouve sa beauté première ». C’est à cette seule condition que la Paix entrera dans le monde. N’est-ce pas la pensée que veut nous donner à méditer l’orateur théologien ? 
Mais il ne s’en tient pas à des propos généraux, théoriques. Dans le paragraphe suivant, ligne 10 du texte grec, et 3° § du texte français, il donne des exemples de cette inconséquence, de cette mauvaise foi qui modifie radicalement et méchamment nos jugements sur une personne  sans que cette personne n’ait rien modifié dans sa foi. En effet, ses références montrent le glissement mauvais du jugement d’un set soudain devenu un Judas ou un Caïphe, et ainsi de suite pour ceux que notre méchanceté déclasse, si l’on peut dire, pour les ostraciser d’un  monde bon et juste où ils trouvaient naguère leur place.

Pour qualifier nos manières retorses, Grégoire use de termes imagés : nous serions « égarés et rusés » dit-il, ajoutant même le qualificatif « anoètotatos = ἀνοητότατos » qui mot à mot veut dire « qui ne pense pas » et réservé aux animaux ; en français courant on dirait « le dernier des ânes ». La formulation met en valeur le caractère versatile de nos approbations ou réprobations, soumises aux fluctuations de nos états d’âme (jalousie, haine, colère etc.).

Le dernier paragraphe récapitule les errements de notre discernement, en amplifiant ce qui vient d’être dit à propos d’un homme juste ou injuste. Récapitulation sur deux niveaux : le premier se situe sur un strict plan philosophique où l’apparence d’un comportement est d’abord jugée comme conforme à un état intérieur, ici celui du penseur, du philosophe, voire du sage (son habillement, sa pâleur, sa voix) et, subitement et sans justification, cette apparence est perçue comme une posture, un mode affecté et prétentieux ! Pourquoi ?  
Le deuxième plan élève d’un cran la référence : celle à Jésus, soupçonné par les Pharisiens,  dans les évangiles de Luc 11, 15, de Marc 3, 22 et de Matthieu 12, 24,  d’être un suppôt de Belzéboul–prince des démons-. Si donc le Christ subit de telles calomnies, à quelles avanies le disciple fidèle ne sera-t-il pas exposé ? Mais la leçon majeure que veut sans doute nous donner Grégoire, car c’est son cheval de bataille, est que pour porter de tels jugements : « nous nous servons d’une balance faussée, celle de la dissension et de l’animosité », autrement dit nous avons banni la paix de nos cœurs. Et Grégoire, qui sait que lui aussi est pécheur, utilise non plus le « vous » pour reprocher de ce dont il est témoin, mais le « nous » qui l’inclut et l’associe à l’humanité pécheresse. C’est d’ailleurs un trait dont tout  prédicateur devrait s’inspirer.

 

Chapitre 15 - La paix.

 

Ce chapitre, car nous arrivons à la conclusion de ce discours irénique, prend à bras le corps le sujet de la Paix. Le premier paragraphe résume le principe d’une justesse de comportement : le temps de la guerre, le temps de la paix ; un temps opportun pour chacun : « kairos ». On prête cette sagesse au roi Salomon. Mais puisque la paix est ce vers quoi nous devons porter notre âme, repérons le moment qui convient pour la faire grandir et l’étendre ; Grégoire ne se prive pas d’y préciser sa propre pensée sur la question , et là encore nous y distinguons sa qualité de père fondateur de l’Église : la paix doit être privilégiée « mallon apokliteon », car « cette attitude manifeste plus d’élévation de caractère et rapproche davantage de Dieu ».  Regardons de plus près cette dernière  formulation, et nous comprenons très vite que la paix est le fruit d’une ascèse, le fruit d’un combat en soi pour y établir le triomphe et la permanence de cet état ; cette paix ne nous est pas donnée d’emblée, même si le Christ le dit en effet ; s’Il la donne , c’est à nous de l’accepter et de créer en nos cœurs cette vacance qui permet d’en faire sa demeure. Notre état d’homme inscrit dans la finitude est obligé de reconquérir ce qu’il a perdu ; elle s’acquiert donc cette paix comme un trésor qui se découvre à l’issue d’un voyage au bout de soi-même ; il nous faut débusquer dans ce moi boueux et instable la perle qui demande d’accéder à la lumière pour y retrouver son orient, pour devenir en chacun le joyau le plus beau, le plus précieux. Le second avantage d’accéder à cette paix a pour conséquence de « nous rapprocher davantage de Dieu ». Ce dernier bienfait renouant avec l’aptitude et la liberté qui est en nous de nous laisser inspirer par l’image de Dieu dont, maintes fois, nous avons dit qu’elle est dynamique et cocréatrice de son œuvre.

Le deuxième paragraphe veut justifier le premier et, pour illustrer le combat à conduire, Grégoire dresse la liste de nos contradictions, car nous sommes ainsi faits que l’esprit est prompt mais la chair faible. L’apôtre Paul nous a déjà mis sur le chemin de cette constatation et du remède à cette dichotomie. Grégoire, en intellectuel, s’attache à montrer l’absurdité de nos comportements, et stylistiquement il le souligne en mettant en facteur commun à ce recensement l’expression « Ô estin atopon », c’est-à-dire «  il serait extravagant (mot à mot : il serait hors de saison, il serait stupide de . . .  ) », recensement construit sur un rythme de balancement d’oppositions qui souligne notre difficulté à mettre en harmonie la vie de l’âme et celle de l’esprit, désignant ainsi clairement ainsi nos contradictions :
- la concorde perçue comme un grand bien dans la vie privée, mais pas dans la vie publique,
- la vigilance et la bonne administration dans la Cité, mais pas dans la vie de l’Église,
- la paix intérieure dans sa quête personnelle, mais querelle constante et ravageuse contre son voisin, 
- le pardon, sans limite,  demandé par le Christ envers ceux qui nous ont fait du tort, le pardon à l’égard d’autrui annonçant la même mesure de Dieu quand il nous juge, mais méchanceté à l’égard de ceux qui  ne nous ont pas offensés, en méprisant même le bénéfice de la bonté d’autrui,
- enfin, sachant que les artisans de paix sont les fils bien-aimés de Dieu, nous « aimions les inimitiés » , tout en prétendant que « nous faisons les choses chères à Dieu », et en oubliant gravement que Dieu «  a souffert à cause de nous afin de nous rétablir en paix avec lui  et de détruire la guerre en nous ». Que nous montre ce tableau ? cette avalanche de  contradictions recensées, qui confinent à la stupidité dans bien des cas, éclairent ce qui se passe au fond de notre cœur et de notre âme : nos passions nous dévorent, c’est le feu de notre violence intérieure qui détruit les sociétés  qui ne peuvent plus vivre en paix. Nos passions sont nos maîtresses, nous en sommes les vils esclaves, elles nous font renoncer de facto à notre statut de fils de Dieu, rachetés par la passion du Christ, ce rédempteur, ce « réparateur » des dégâts  causés par la faute originelle, c’est-à-dire que nous usons à mauvais escient de notre liberté de choisir le meilleur, en optant pour ce qui enlaidit l’humanité et ralentit son chemin de transfiguration.
Nous percevons bien que Grégoire qui entre désormais dans la phase de conclusion de son discours sur la paix donne de la densité à ses dernières paroles, comme s’il donnait un ultime coup de rein pour faire avancer son entreprise, dont il sait la fragilité, en bon connaisseur de l’âme humaine.

 

Chapitre 16 - conclusion

 

L’exhortation dans cet ultime chapitre se fait plus ferme. Le premier pasteur rassemble ses derniers arguments dans un mouvement ternaire qui symbolise la stratégie de son action.

Dans le premier paragraphe l’usage de la première personne du pluriel sonne comme un rassemblement de la communauté : l’évêque, les clercs, les laïcs pour regarder attentivement, et se concentrer sur le don (tô dôron) que nous a fait le «  Pacifique », comme dit Grégoire ; ce qui forme un renvoi explicite à son premier chapitre, où il dit que la Paix absolue est aussi un nom de Dieu. Cette paix dont le nom même est un message ; le mot est en effet l’expression performative de ce message. En le prononçant, ce mot la crée en nous, qualifié de « message d’adieu » du Christ en quittant ce monde. C’est ce même terme de Paix que le Christ utilise quand peu de temps après sa Résurrection, Il apparaît soudain dans le cénacle (Luc 14, 36 b), et c’est surtout la référence à l’évangile de Jean (14, 27) qui s’impose à notre esprit : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix, je ne vous donne pas, moi, comme le monde donne ». C’est le verbe « didômi » qui est utilisé, de la même racine que le mot « dôron », utilisé par Grégoire.  La référence de ce dernier est donc tout à fait explicite. Ce renvoi que nous suggérons au propos de Jean vise précisément chaque chrétien à interroger le mot « don ». Sommes-nous conscients de l’ampleur de cette générosité, de cette offrande faite à l’homme de bonne volonté ? expérimenter la paix de Dieu en son cœur et de connaître la sérénité totale de l’âme que ne troublent plus les passions qui engendrent tant de désordre, d’insatisfaction et d’amertume ! Et Grégoire rappelle avec force qu’il n’est qu’un seul combat : celui contre l’Adversaire, comme il le nomme avec justesse « tès antikeimenès dunameôs : la puissance d’opposition ». Grégoire aime cette appellation de Satan, du diviseur (le diable) car il le campe ainsi dans une attitude systématique d’hostilité à toute l’économie divine tournée vers le bien de l’homme. Et prêchant d’exemple, il a cette splendide et émouvante parole que l’on chante aux divers offices de Pâques et du temps pascal : « Disons « mes frères ! » même à ceux qui nous haïssent, si, naturellement, ils l’acceptent ».

Et pour rester en conformité avec l’idée d’ascèse qui sous-tend l’ensemble de ce discours, Grégoire nous propose l’image du lutteur avisé qui, en position apparente de faiblesse contre l’adversaire qui le couvre, se redresse soudain et, faisant fi de son apparente infériorité, sort victorieux du combat. C’est même justement parce qu’ils sont à terre que ces faux perdants  gagnent ! Pourquoi cette image des lutteurs ? que représentent-ils ? on peut penser qu’ils sont la métaphore de nos conflits intérieurs, mais aussi des conflits dont se nourrit le monde, et que ce monde terrestre veut asservir tous les hommes à ses lois terrestres, celles dont le plus grand nombre se contente, et qui croient triompher par la contrainte de ceux que d’autres valeurs sollicitent. Ils croient pouvoir gagner parce qu’ils sont nombreux, violents, assoiffés de pouvoir et gangrenés par l’esprit de lucre. Ce sont ceux-là que Grégoire nous invite à ne pas imiter : « les plus insatiables parmi les goinfres et les négociants », les premiers parce qu’ils se remplissent la panse jusqu’à éclater, les seconds parce qu’ils surchargent leurs navires au point qu’ils les font couler. Aussi la conclusion est-elle sans appel, implacable et féroce contre ceux qui bafouent les lois de la mesure : « ils se sont exposés à subir de grands dommages dans le but de gagner peu de choses ». On ne saurait mieux peindre l’erreur de jugement qui fait vivre à certains leur vie à contresens.

Après le pronom « nous », incitatif et globalisant du premier paragraphe, Grégoire en vient, dans ce deuxième paragraphe,  au « Je » qui lui redonne l’initiative d’une autorité personnelle, en s’appuyant de surcroît sur l’autorité de l’Écriture, pour dire et redire son inlassable combat pour la paix. Ses références sont Isaïe et Jérémie dont il se fait le porte-voix, et par un jeu de réciprocité et un effet d’écho, ces deux grands prophètes à leur tour amplifient la gravité du message de Grégoire. Le théologien utilise le vocabulaire vigoureux et insistant qui est celui de ces deux prophètes : « Je le crie donc et j’en témoigne et je ne cesserai de mettre en pratique ce mot de l’Écriture ». Le rythme même choisi pour dire son attachement à leurs propos est accéléré et les mots s’enchaînent comme s’il n’y avait pas de place pour la moindre hésitation, soulignant du même coup la force de la résolution, car leurs paroles justifient la justesse du combat de Grégoire. Mais ces citations, quel pouvoir ont-elles de mobiliser l’attention des auditeurs : « A cause de Sion, je ne garderai pas le silence et à cause de Jérusalem  je ne renoncerai pas » - c’est Dieu qui parle, bien entendu - (Isaïe) et « en effet le cœur me manque à cause de ceux qu’on est en train de faire périr » ? Notons que ce chapitre 62, reprise thématique des chapitres 60 et 61, d’Isaïe d’où sont extraites ces paroles, est consacré aux retrouvailles de Jérusalem et de Dieu son époux qui lui rend son rayonnement universel (rappelons-nous le chant de louange et de bénédiction de Tobit dans le chapitre 13 du Livre de Tobit). Dieu désormais n’abandonnera plus son peuple, et sera à ses côtés dans tous ses combats. C’est un propos stimulant propre à faire réfléchir les chrétiens qui connaissent la Bible. Quant aux propos de Jérémie, ils évoquent la décision de Dieu de châtier son peuple, qui se lamente cependant sur la perversité et le dévergondage des enfants d’Israël. Il y a ici grandement  à méditer, c’est ce que veut obtenir Grégoire qui reprend à son compte les paroles des prophètes.
Le retour du pronom «  nous » ne fait que rappeler le tort où se met la communauté en vivant dans une sorte de déni des lois chrétiennes, et en favorisant le désordre psychologique créé ainsi par une inversion des valeurs et des sentiments naturels : pitié et haine s’appliquant à contrecourant des situations vécues. : la victime n’est pas plus plainte que haïe.
Ces derniers mots nous projettent sous l’éclairage de la conclusion de Grégoire. Si vous êtes raisonnables – on peut jouer en effet sur les mots - les raisons / raisonnable – tous vous y gagnerez ; si vous négligez mes  objurgations, si vous restez sourds à mes propos, alors je ne peux plus rien, j’ai fait ma part d’homme tandis  que vous refusez de prendre votre part à l’établissement de la paix, même si le retour de la paix relève de la puissance de Dieu (cf. Ch . 14 p. 253). Il faut que l’homme aussi y contribue, sinon « vous connaîtriez les conséquences ». La crainte sera-t-elle commencement de sagesse ?
Après cela Grégoire convoque déjà, dans une sorte de vision d’une réalité inéluctable, tous ceux qui s’opposent à cette paix, à comparaître devant « le grand Juge indulgent et pacifique, maintenant et au jour de la rétribution dans le Christ lui-même ».
Ces mots de conclusion d’un très beau et très éloquent discours irénique, soulignent avec force que cette vie de querelle et de rancœurs, qui s’est organisée en défiant la loi primordiale de charité et de paix que le Christ est venu enseigner, ne s’achève pas sur cette terre ; elle a, dans une deuxième vie, ses conséquences ; chacun devra répondre de ses actes devant Dieu – « jour de la rétribution » - Dieu indulgent, comme devrait l’être chaque chrétien, pacifique car c’est la paix qui délivre le cœur des  passions dévoyées, et conduit l’homme libre à la Transfiguration.    


 

 

 

 

 

 

Le Livre de Tobit.

 

Ce cours, professé par notre Doyen, Hubert Ordronneau,

durant les années académiques 2016-2017 et 2017-2018,

fait désormais l’objet d’une édition dans le cadre des polycopiés de l’Institut.

 

 

Nous vous proposons, ici, l'introduction à l'ensemble du cours et l'étude des chapitres 5, 6 et 14.

 

 

Introduction

 

Le livre de Tobit n’est pas un conte de fées. Pourquoi cette mise en garde ?
Interrogeons-nous donc sur ce que l’on attend d’un conte : globalement c’est un récit imaginaire où le magique, l’intemporel, l’extraterrestre, voire l’aspatial sont de règle. On s’y déplace à travers le temps et l’espace avec une célérité impossible pour notre incarnation. Pour ces différentes raisons, ils sont le plus souvent destinés aux enfants dont la crédulité et l’imaginaire encore vierge s’accommodent aisément de ces défis au cartésianisme et au pragmatisme de l’âge adulte.
Il est d’autres contes, qui ne sont plus des contes de fées ; ils sont à visée éducative par le truchement de narrations symboliques qui proposent au lecteur une réflexion philosophique ou morale, portant le plus souvent sur des problématiques d’une époque, d’une société, d’un âge, d’un type de mœurs, de traditions etc.
Le livre de Tobit entre dans cette catégorie d’œuvre initiatrice, qui fait un sort aux conditionnements extérieurs de la piété, du règlement moral, du rapport à Dieu. A ce titre, il est donc un livre d’une grande importance, même si les éditions protestantes et juives de la Bible l’ont éliminé de leur choix ; seule l’Église catholique, tant orthodoxe que romaine, l’a conservé. On peut dire que c’est une heureuse décision.
Il y a dans l’initiation par le conte un processus indiscutable de compréhension et d’apprivoisement de l’humaine condition : chacun par ce biais retrouve en soi tous les hommes, c’est-à-dire un niveau de réalité psychique qui transcende l’espace et le temps, qui n’est pas prisonnier d’une civilisation ou d’une éthique, qui fait partie intégrante de notre incarnation, que la nature nous a donné comme un outil de connaissance, de travail intérieur et extérieur, un instrument de socialisation.


Le conte, quand il est de qualité, est libérateur ; et dans le contexte qui nous intéresse, livre inspiré, il nous fait découvrir une exemplarité de fidélité à Dieu, dans une famille particulièrement éprouvée.
Tobit, le maître de maison, est un homme juste, homme de prière, de justice, de charité et pourtant sa propre vie et celle de sa famille connaissent de grandes souffrances, de celles qui dans l’antiquité, chrétienne autant que profane, laissaient supposer qu’elles étaient un châtiment pour des fautes cachées de soi ou de ses ancêtres. Cette interprétation tristement humaine de « penser » Dieu, de Le recevoir dans sa vie comme un surveillant tatillon de toutes les actions des hommes et prêt à exiger des comptes, voilà qu’un conte nous amène « à voir la vie humaine avec les yeux de Dieu ».
En effet, quoiqu’il arrive à l’homme, il ne doit pas renoncer à vivre, Dieu l’a créé pour cette aventure, mêmes si elle est plus âpre et plus rude que ce que l’on souhaiterait ; le conte permet de dépasser l’étroitesse de nos contingences, les limites de notre piété, la sécheresse des codes institués et des rituels accomplis sans l’adhésion du cœur. Le conte, comprenons bien, ce mode de lecture de l’existence, fait éclater nos limites et nous rend familier des anges, du merveilleux ; il nous permet d’accueillir ce que nos habitudes et notre raideur intellectuelle ou ritualiste nous empêche de voir et même d’espérer.
Si l’on veut entrer avec une certaine justesse dans le Livre de Tobit, il faut accepter d’interroger notre âme plutôt que nos modes de vie, notre inconscient plutôt que notre conditionnement socio-culturel. Le Livre de Tobit est celui qui, au dire de la plupart des exégètes, a le plus besoin de recourir aux symboles et aux images, faute de recevoir la grandeur exceptionnelle de l’œuvre. Il serait trompeur sans doute aussi de se cantonner au Tobit de l’antiquité et de le situer dans sa sphère d’existence. En revanche se demander quel homme est le Tobit qui vit en nous, et comment vit ce Tobit personnel qui doit affronter une telle existence, telle est la quête que nous devons enclencher : quête de soi, quête de l’homme éternel, quête de Dieu, cette trilogie signe l’aventure de l’ouvrage que nous étudions.
« Je suis la Voie, la Vérité, la Vie » dit le Christ qui, en dehors du commandement d’amour pour Dieu ou son prochain n’a donné aucun commandement.
Quand nos vies, aux carrefours les plus inquiétants, je parle de crises existentielles, doivent se réorienter, qu’elles sont traversées par des déchirements et des détresses qui jettent l’âme dans la nuit, quels propos sont les mieux entendus ? ceux de la raison et de la volonté, ou ceux de l’intuition ? ceux qui nous ramènent dans l’ordre établi, ou ceux qui vont nous donner notre pleine dimension d’homme, quitte à braver les traditions et les usages ? De toute évidence, l’option prise dans ce Livre où Tobit père, Tobie fils, Sarah, doivent emprunter des chemins d’initiation qui les éloignent de ce qu’ils attendaient par habitude ou tradition, l’option est celle d’écouter le cœur, mais un cœur plein de Dieu, de fidélité et d’amour.
Chacun est convoqué, et c’est une question de survie, à emprunter sa propre route, unique, empruntée par aucun autre, mais vraie, car chacun est unique essentiellement. C’est la vie accidentelle qui nous met les uns et les autres sur les mêmes routes.

 

 Etude du chapitre 5 : Préparatifs du voyage

 

C’est un chapitre extraordinaire qui nous situe, lecteur, au nœud de l’histoire, en commençant à nous donner des indices de plus en plus lisibles de compréhension. Le chapitre s’ouvre par une réponse d’obéissance et de piété filiale de la part de Tobias : « Je ferai, père, tout ce que tu m’as ordonné ». Reste un point crucial pour Tobias : comment récupérer l’argent (soit 15500 euros environ) prêté jadis à un ami ? Les trois premiers versets de ce chapitre sont consacrés au recouvrement de cette dette : les signes de reconnaissance réciproque, puisque les personnes ne se sont jamais vus, la preuve du dépôt d’argent, la durée de ce dépôt. Jusqu’au chapitre 9 (et cette restitution n’occupera que quelques lignes) il ne sera plus question d’argent, ni par la suite d’ailleurs, sauf au chapitre 11, en une demi ligne. Il faut donc s’interroger sur ce qui apparaît le prétexte du voyage de Tobias, et non son but premier comme il serait naïf de le croire.


Nous notons d’abord que l’argent, dans un contexte global de spiritualité, représente la plus basse marche de l’élévation ; qu’il est souvent perçu comme méprisable en tant que tel, parce qu’il symbolise et concentre sur lui des références lourdes de vision matérielle de la société, d’obsessions d’enrichissement, d’âpreté au gain voire de sourde cupidité. Hors les sociétés capitalistes dûment proclamées comme telles, l’argent est suspect s’il ne se métamorphose pas en don et en générosité pour la collectivité. C’est une tradition éthique que se partagent toutes les sociétés à travers les âges. Or il se trouve ici que, pour que s’accomplisse la destinée de Tobias, fils de Tobit et futur époux de Sara, Dieu inspire au vieux Tobit cette idée d’argent à récupérer. Logique, dira-t-on, la pauvreté s’est invitée dans la maison, et Anna elle-même a dû trouver un travail externe à sa propre demeure pour survivre. Est-ce bien une raison suffisante pour que de vieux parents incitent leur fils unique à entreprendre un voyage quand ils sont devenus vulnérables, à voir s’éloigner leur secours et leur soutien ? D’ailleurs Anna craint de ne plus revoir ce fils chéri.
Interrogeons donc ce rôle de l’argent, déposé au loin, chez un ami, il y a vingt ans, sur la route qui passe aussi par la maison des parents de Sara. Et si cette idée était une inspiration divine qui décide le vieux Tobit à recouvrer ces dix talents d’argent pour que, sans même qu’il s’en doutât, sa vie ne s’achève pas dans la désolation et la déréliction ? Projet de Dieu pour « redonner la main » à Tobit qui abandonne le combat de la vie. Dieu lui remet en mémoire ce dépôt d’argent et la nécessité, maintenant, de le reprendre, cet argent qui dans nos vies est un outil banal ; et c’est cette banalité qui est la plus propice à cacher la main de Dieu, que celui-ci précisément utilise pour laisser à Tobit l’initiative qui, au bout du compte, sera source de sa guérison et de sa sérénité reconquise.
Admirable témoignage à nos yeux de l’infini respect de Dieu pour sa créature ; Il se sert des mêmes instruments que nous, mais leur confère une autre dimension, cachée, insoupçonnée, mais inspirée par l’Esprit pour retrouver la route qui conduit à Lui. Si donc, ayant achevé notre lecture, nous procédons à une rétrospective, nous commençons à entrevoir que la pauvreté matérielle de Tobit dissimule et révèle à la fois la pauvreté spirituelle qui a gangrené son âme, l’assèchement de celle-ci que les nombreux et constants exercices de piété qu’il a accomplis n’ont pourtant pas nourrie.
Mais pour comprendre cette leçon, il nous revient de débusquer aussi le vrai rôle de l’ange Raphaël, qui aura mission finalement de récupérer l’argent de Tobit, pendant que Tobias découvre l’amour de Sara, le partage et reste auprès d’elle. L’ange qui assiste le voyageur fait un détour par la maison de Sara, pour que d’abord et avant toutes choses, l’amour soit éveillé, impose sa loi et revivifie les deux familles affligées. Ce voyage correspond à ce qu’on appelle « la loi du détour » qui permet l’ouverture sur le monde, aux autres, et le dépaysement de soi. L’homme renonce à son autosuffisance et quitte son autarcie psychologique et spirituelle.


La manière de recouvrer de l’argent réglée, Tobit formule ses derniers souhaits ; que dit-il ? Ce sont trois injonctions : « Cherche-toi quelqu’un de sûr pour t’accompagner, nous lui paierons un salaire jusqu’à ton retour, va donc reprendre cet argent chez Gabaël ». Notons encore une fois le peu d’espace pour l’aventure. Certes Tobit s’honore à tout régler pour aplanir les éventuels désagréments de son fils, il se montre avisé et bon père, mais en même temps il restreint le champ des possibles. Programme verrouillé. Disons-le autrement : quel espace de liberté pour l’entreprise de son fils ? Tobias sort donc de la maison de son père avec une double perspective : trouver un accompagnateur, et un guide. Compagnon et guide sont deux dimensions de l’être utiles à Tobias : celui qui partage la vie, les expériences, le quotidien dans sa trivialité, et celui qui trouve le chemin, met en garde contre les fausses routes, ou les dangereux chemins, voire les faux-pas. Et surtout il peut être le révélateur de nous-même, surtout si c’est un ange de Dieu. Et miracle, en sortant tout juste de la maison, il trouve Raphaël, debout, devant lui. Trois informations sont livrées dans ce bout de phrase : le personnage (ou la personne), la position (debout), la situation (devant lui). Cette triple information campe une résolution dans les deux sens du terme : fermeté dans l’entreprise, et règlement des problèmes.


Pour le lecteur, une information supplémentaire est fournie, à deux niveaux : « Il ne se douta pas que c’était un ange de Dieu » ; cette notation est importante parce qu’elle va dès maintenant, et durant tout le voyage, mettre en lumière la confiance de Tobias, confiance naturelle d’un cœur qui croit en l’homme, à sa vertu, bref une sorte de foi en l’humanité qui vit un destin commun. Il va, grâce à lui, s’initier à la vie d’homme ; il est en route vers une maturation de tout son être. On pourrait croire Tobias naïf, trop prompt à accorder sa confiance. Il n’en est rien car le conteur va donner à l’ange l’occasion de montrer qu’on peut avoir confiance en lui ; il connaît la Médie où il est allé bien des fois : « Je connais les chemins par cœur » dit-il, et nous comprenons l’implicite spirituel qu’il désigne par ces mots. En effet les mots grecs pour exprimer cette excellente connaissance des routes sont : « empeirô » et « epistamai », c’est-à-dire : « J’ai l’expérience et je connais ». Deux plans de connaissance qui sont ceux, complémentaires, de la vie spirituelle. Et il avait dit tout d’abord : « Je suis fils d’Israël, l’un de tes frères » . Enfin, il avait l’habitude de se loger chez Gabaël, celui-là même à qui Tobit père avait prêté de l’argent. Pour le profane, on est en plein conte de fée ! Mais celui qui croit en Dieu, en sa providence, en son amour de l’homme se trouve projeté en face du mystère de la vie et du salut, témoin soudain de la protection divine et de sa bienveillance sans faille pour les hommes.
Traduisons ces mots : Dieu veille pour le bien des hommes. Il met sur leur route ses dons sous la forme de personnes et de situations qui concourent à leur progrès personnel. A chacun de les voir, et de les accueillir ou de les récuser. L’attitude de Tobias répond en tous points à l’attente de son père, et il lui confirme : « J’ai besoin que tu viennes avec moi, je te paierai ton salaire ». On est sensible ici d’une part à la rapidité de l’acquiescement, comme la réponse positive à un appel, et d’autre part on notera, comme il est fréquent dans la littérature juive, la rétribution annoncée. Nous avons déjà dit, vous vous le rappelez que dans la religion juive, le salaire dû pour un service n’appartient plus à celui qui a bénéficié de ce service. Cette idée d’ailleurs passera dans l’enseignement des Pères. La réponse de Raphaël nous interpelle quelque peu par sa fermeté et par ce qui semble presque une impatience, alors qu’il vient de se mettre au service de Tobias. « Bon, je reste là, seulement ne t’attarde pas ». Ce que le traducteur exprime par « Je reste là » répond au verbe grec, plus expressif : « proscarterô : je reste fidèle, je reste en service ».


Si l’attitude de Raphaël justifie la confiance bien placée de Tobias, elle montre aussi que lui Raphaël, l’ange envoyé par Dieu, arrive au moment exact des événements qui se mettent en place, au moment qui convient ; on peut alors s’interroger sur la liberté de Tobias, choisit-il vraiment son compagnon de voyage ? A-t-il le choix, ou est-il déterminé par une force supérieure à lui, Dieu en l’occurrence, qui piègerait ainsi l’homme et l’obligerait à faire ce que Dieu a décidé à sa place ? Il faut envisager une lecture diamétralement opposée à cela. Raphaël est présent, comme une opportunité qui ne se renouvellera pas, chacun le sait d’expérience, et c’est à Tobias de discerner si son choix est juste, car le fameux « kairos » des Grecs, qu’on peut définir comme le juste moment d’un événement, par définition n’existe qu’une seule fois ; à la décision prise de voyager ensemble, il faut donc ajouter l’action, c’est ce que veut dire Raphaël par les mots « seulement ne t’attarde pas ». Mais c’est Tobias et son père qui décident en dernier ressort. C’est la raison pour laquelle Tobit veut rencontrer lui-même le jeune homme et vérifier le bien-fondé de ce choix. Expérience du patriarche qui veut discerner par lui-même, et qui au fond e lui-même sait bien qu’un garçon ne peut devenir un homme qu’en se lançant dans l’expérience du monde extérieur, en se confrontant à la réalité des obstacles, des choix ou des refus, on se révèle à soi-même et l’on accède à sa mesure d’homme, autonome.


La rencontre avec Raphaël.


Tobit prend l’initiative de la parole et Raphaël répondit : « Je te souhaite du bonheur en abondance ». ou plus exactement « grande joie à toi », ce qui est une formulation plutôt grecque que juive, qui eût été sans doute « paix à toi ». Passons. Tobie a beau jeu de récuser tous ces vœux en énumérant ses chagrins et notamment celui d’être privé de lumière, de gésir dans les ténèbres et aussi de se dire « vivant, j’habite chez les morts » ; formule qui n’est pas sans rappeler ce que nous avons pensé détecter chez Tobit : l’absence de vie dans son application rigoureuse et sèche de la Loi. L’ange réitère ses vœux sous forme de prédiction : « Courage, Dieu ne tardera pas à te guérir, courage ». Pour le malheureux Tobit ce n’est qu’un souhait de politesse. Pour Raphaël c’est une prédiction. Il est donc intéressant de noter qu’entre le lecteur, averti du statut de Raphaël, et le héros du livre il y a distorsion dans la réception du langage. Et cette divergence dans la compréhension des propos a une fonction pédagogique ; informé, le lecteur comprend ce que doit être l’attitude de celui qui met en Dieu sa confiance, et de nos jours le chrétien. Dans la bouche de l’ange l’annonce de guérison prochaine est aussi forte que le propos du Christ adressant au centurion la guérison de son fils, en raison de la puissance de sa foi ; Dieu n’abandonne jamais ses enfants.
Puis le dialogue avec Tobit père reprend presque mot pour mot celui avec Tobias, créant ainsi un jeu de spirale qui sous sa forme de réitération donne aux propos de Raphaël une force de conviction. Père et fils entendent le même discours. Enfin Tobit veut connaître les origines de ce jeune homme, et Raphaël fait une réponse essentielle : « que t’importe ma tribu ? » En fait il s’agit toujours pour Tobit de vérifier cette confiance nécessaire à un compagnon de voyage de son fils, pour être sûr qu’il n’est pas un brigand. Raphaël donne donc une filiation fictive qui apaise le vieil homme : « Tes frères sont des gens de bien, tu es de bonne souche ». Par ce compagnon Tobias va s’émanciper de la tutelle paternelle, sans révolte ni violence, mais parce que son père Tobit le laisse partir. A ce moment précis, il confie Tobias à l’ange avec ces mots tout à fait symboliques : « Mon enfant, prépare ce qu’il te faut pour le voyage, et pars avec ton frère. Que le Dieu qui est au ciel vous ait là-bas en sa sauvegarde, et qu’Il vous ramène sains et saufs auprès de moi ». Tobit remet en toute sérénité son fils à ce compagnon.


A l’opposé du geste libérateur du père s’oppose la parole gémissante de la mère qui, avec un argument percutant, rappelle que : « L’argent ne s’ajoute pas à l’argent, mais qu’il compte pour rien en regard de notre enfant. Le genre de vie que le Seigneur nous a donné nous suffit bien ». Au premier regard, le propos s’inscrit dans la sagesse populaire; mais qu’en est-il en vérité ? Qui l’autorise à vivre à la place de son fils ? en lui imposant leur vie à eux, qui ne doit pas nécessairement être celle de Tobias. Cette opposition entre les géniteurs à propos du départ du fils est fortement symbolique de l’enjeu qui est en cause : devenir un homme par l’expérience et la découverte de soi, ou rester dans le giron maternel, captif des filets du sentiment en renonçant à sa propre destinée, qui se réalise en dehors de la maison paternelle ? Risquons nous plus loin, Tobias ne deviendrait-il pas, sur le modèle de Sara, prisonnière de l’amour paternel qui secrètement la retient dans sa maison ; s’il se dérobe aux épreuves de la vie, comment développerait-il sa personnalité ? pourrait-il délivrer Sara ? comment lui offrirait-il l’amour libérateur grâce auquel ils poursuivront ensemble l’œuvre de création à laquelle Dieu nous invite ?
Raphaël, au chapitre 6, projet de mariage, ne conduira-t-il pas Tobias d’abord chez Sara avant de recouvrer l’argent ? Le symbole ne crève-t-il pas les yeux ? Comme dans les contes et légendes, ne faut-il pas d’abord recouvrer les trésors que l’âme a perdus avant de connaître le bonheur matériel ? Sans aller plus loin pour l’instant, mais pour renouer avec ce que nous avons évoqué supra, Raphaël est bien celui qui nous indique la route à prendre, qui organise notre chemin en même temps qu’il structure notre conscience, lui permettant ainsi d’accéder à une dimension de plénitude ?
Le mot de la fin de ce chapitre revient au père de Tobit qui rassure sa femme par ces mots de tendresse : « Cesse de craindre pour eux, ma sœur (adelphè), un bon ange l’accompagnera, son voyage réussira, et il reviendra sain et sauf ». Quand on se rappelle que dans l’interaction de la spiritualité et de la psychologie des profondeurs l’ange est considéré comme la rencontre de l’individu avec sa propre personnalité, parce qu’il est son être proche ; à ce titre il peut être aussi perçu comme « l’image d’un être qui conduit à la liberté », ainsi que cela est décrit dans les Actes 12, 1-19 » explique Drewermann, faisant référence à la libération de Pierre enfermé par Hérode.

 

 Etude du chapitre 6 : a - la capture du poisson, b - projet de mariage : Préparatifs du voyage

 

 

raphael et le poisson

 

 

Ce chapitre est l’un des plus charmants du récit, tant la qualité narrative et romanesque en déborde. Le chapitre se déroule en deux temps : la capture du poison d’abord, puis le projet de mariage. Les deux séquences s’emboîtent parfaitement, car nous découvrons dans la seconde que le projet trouve sa solution dans la première, en dépit des apparences. L’ensemble présente un modèle d’intelligence, où l’acteur majeur est l’ange de Dieu.
La première phase nous informe de la mise en route des voyageurs, et notons le soin qui est mis à la différenciation de chacun des personnages; pas de confusion dans un unique pronom personnel qui indifférencierait la personnalité et le rôle à venir de chacun ; le lecteur doit être attentif à chacun des protagonistes. L’ordre de l’énumération est logique, et psychologiquement juste : d’abord le garçon dont l’initiation s’enclenchera incessamment,  il est le cœur de l’action ; aujourd’hui la critique littéraire parlerait d’un roman d’apprentissage, ensuite «  l’ange avec lui », formulation qui le définit comme protecteur, guide et initiateur ; les mots que nous utilisons ne sont pas redondants : le guide montre le chemin, l’initiateur dévoile ce qui mérite d’être vu, observé et retenu pour progresser dans la connaissance du monde, observation censée élever le niveau de conscience de l’élève; et curieusement enfin une phrase plus longue que celle consacrée aux deux « hommes » si j’ose appeler ainsi l’ange, puisqu’il en a l’apparence, évoque le chien : «  le chien partit aussi avec lui et les accompagna ».  Le texte poursuit : «  Ils firent donc route tous deux ». Formule qui met le chien entre parenthèse, si l’on peut dire. Quel étrange début !


A la première halte, lors du campement un incident, ou pour mieux dire un événement décisif se produit : surgit de l’eau un gros poisson qui tenta d »avaler le pied de Tobias. A l’agression du poisson répond la vivacité de l’injonction de l’ange, sous la frome de deux impératifs : «  Attrape-le et maîtrise-le ». Tobias s’exécute illico, sans réfléchir comme en un réflexe de survie. Il n’est pas anodin de noter la rapidité de la narration qui donne l’impression qu’il ; il n’y a pas d’intervalle entre l’ordre et l’exécution, comme si tout à coup les deux personnes n’en faisaient plus qu’une : l’attaque, l’ordre, la maîtrise. Tout se réalise en un éclair comme sous l’effet d’une seule volonté. Raphaël se fait pédagogue, à la façon grecque qui consiste à prendre l’enfant par la main et à le conduire sur sa propre route mais en l’initiant aux expériences essentielles, c’est-à-dire celles qui lui permettront  de devenir un adulte. Les impératifs  continuent dans la bouche de l’ange, qui ordonnent les actions en laissant deviner à la fois leur cohérence et leur finalité, en raison de la précision du protocole à accomplir, et dont la rigoureuse exécution va engendrer des effets bénéfiques : on accède ainsi à une thérapeutique qui sera sans doute utile aux voyageurs : «  Ouvre-le, enlève-lui  le fiel, le cœur  et  le foie, mets-les de côté, puis jette les entrailles ; en effet ce fiel ce cœur et ce foie sont très utiles comme remèdes ». Tobias obéit sans discuter, obéissant aux paroles de l’ange. Le lecteur commence à percevoir en ces actes un rituel qui ne fait que commencer et qui révélera la plénitude son mystère au fil des expériences à venir.  
Mais parlons aussi de ce bain dans le Tigre, même s’il n’est que partiel, et du poisson qui surgit vorace et menaçant. Nous savons que le bain dans la plupart des récits de ce type  a valeur lustrale, il peut être aussi , et simultanément, à puissance rajeunissante, ou de guérison (tel Naamn le Syrien dans le second Livre des Rois, verset 5). Mais le bain est aussi outil de révélation à soi-même, comme le baptême qui nous fait fils de Dieu, mais dont on pourrait dire qu’il nous restitue plutôt l’image plénière de fils de Dieu, ravivant la dynamique de l’image de Dieu en chacune de ses créatures, car cette image n’a pas été abolie, elle ne peut l’être, mais défigurée et mal portante, privée de son élan des origines. En raison de ce qu’il peut entraîner, le bain peut aussi engendrer l’inquiétude d’accéder à un état nouveau. Or voici que la crainte de Tobias est justifiée : une menace surgit de l’eau qui commence à le dévorer, ce qui a pour effet la nécessité d’un combat, son urgence même et cette lutte va révéler Tobias à lui-même, ou pour mieux dire le faire accéder à lui-même, à son être le plus intime, qui prend la forme d’un nouveau degré de maturité. Nous saisissons bien alors qu’il aura fallu cette expérience qui l’a fait devenir homme pour que l’ange puisse dans la seconde partie du chapitre évoquer son mariage avec Sara. C’est si vrai qu’au verset 7  Tobias est  alerté par la recommandation de prélever trois parties du poisson : « Azarias, mon frère, quel remède y a-t-il donc dans le cœur et le foie du poisson et dans son fiel ? » Par sa réponse l’ange évoque  en filigrane l’usage qui en sera fait au moment où Tobias et Sara se rencontreront, dans la chambre nuptiale, quand les démons voudront une fois encore empêcher l’union des jeunes gens. Aussi, par déduction, nous comprenons que la virilité de Tobias s’est éveillée, sans quoi la réponse de l’ange serait par trop sibylline, voire incongrue. Mais une virilité qui trouvera sa juste expression grâce à Raphaël qui le prépare à cette rencontre. Tobias enfin va pouvoir devenir le fils de son père, prenant le relais de son histoire, et quitter le giron maternel trop prudent dont la protection envahissante le retiendrait indument auprès d’elle. Mère dévoreuse qui empêche l’homme de devenir tel et de vivre sa propre vie, dit l’évêque Jean quand il explique la parole du Christ rappelant que l’homme doit quitter son père et sa mère et s’unir à son épouse pour ne devenir qu’une seule chair, comme le rapportent Matthieu et Marc, comme le redira saint Paul faisant écho aux propos de la Genèse 2, 24. L’abandon des parents n’est pas un rejet mais on se doit à une nécessité intérieure à laquelle les parents ne doivent pas faire obstacle. Il n’est pas inintéressant de se rappeler qu’en psychanalyse le gros poisson peut signifier la gloutonnerie des passions, leur violence dévoreuse, leur extériorité aussi, et non leurs valeurs intérieures. Être avalé par le poisson empêcherait Tobias d’être maître de ses passions. Pourrait-on dire que, comme Sara est prisonnière de l’amour paternel, Tobias resterait le petit enfant de sa mère, et inapte à emprunter les chemins périlleux de la vie, à affronter les obstacles qui contrarient ses projets ? Grâce à Raphaël  la délivrance va s’opérer sans violence, à la différence des sinistres échecs de Sara. Le poisson tué, c’est ce qu’il y a à l’intérieur qui est bénéfique et symbolise les valeurs positives de l’énergie de l’homme : courage, amour vrai, générosité. Les organes vitaux du poisson cœur, foie et fiel peuvent être perçus comme des éléments actifs, tandis que les entrailles qui sont jetées peuvent être considérés comme des éléments passifs qui asservissent l’homme.               

 

N’est-on pas frappé enfin de constater l’obéissance aveugle de Tobias à l’ange? Il est vrai que Tobias est qualifié de «  paidion » ou de «  paidarion », c’est-à-dire un tout jeune homme, à peine pubère sans doute au départ du voyage et peu éveillé à l’expérience considérable vers laquelle il va.  C’est son obéissance quasi instinctive à l’ange qui le sauve de ce mauvais pas. Sans réfléchir il obéit comme à un ordre souverain. Il trouve le courage d’agir dans l’injonction de Raphaël ; C’est donc moins sa bravoure qui le sauve que sa foi en la parole de cet ami Azarias qui, parce qu’il est ange, parle ici au nom de Dieu.


Nous sommes prêts maintenant à entrer dans le processus du projet de mariage. Et disons-le, ce chapitre est le cœur du livre, et que toute notre attention  doit être requise pour en percevoir le message fondamental et radicalement éclairant pour notre vie de chrétien, jusque dans l’épanouissement de notre vie sexuelle, entendue comme le partage d’une vie avec une autre personne, perçue, accueillie  et aimée sur les plans physique, psychologique et spirituel. Nous y reviendrons.

 

Regardons la structure de ce passage, qui se déroule sur trois temps, suivi d’une conclusion très brève qui vaut dénouement de l’intrigue, si l’on veut voir le récit sous cet aspect.
1°- Invitation de Raphaël à Tobias pour qu’il s’arrête chez Sara et retarde un peu son premier objectif de récupérer l’argent de son père. Arguments majeurs : versets 10 à 13.
2° - Réponse argumentée de Tobias s’appuyant exclusivement sur ses appréhensions versets 14 et 15. 
3° - La réponse encourageante de Raphaël, protocole de la rencontre avec Sara, versets 16 à 18.
Conclusion comme un épilogue ; Tobias devient amoureux . Quel amour ? Quelle formulation ?
Examinons ce que nous dit le premier mouvement de ce texte ?
Raphaël interpelle son compagnon : «  Tobias, mon frère ». C’est la personne elle-même de Tobias qui est sollicitée. Démarche nécessaire pour que Tobias accueille les paroles et notamment le projet  de Raphaël, l’ange de Dieu, mais lui, il ne le sait pas. Il est important de ne jamais oublier ce point pour comprendre le chemin intérieur de Tobias, qui est un chemin de foi en Dieu, chemin qui emprunte pour l’instant la voix/voie de Raphaël. Il y a ici à saisir comme un lien intime entre l’amitié éprouvée par Tobias pour son compagnon de voyage, et les paroles qu’il prononce, paroles inspirées qui apprivoisent le cœur de Tobias. Il est donc intéressant de mettre en superposition la confiance en Raphaël / Azarias et la foi en Dieu. Repérage absolument nécessaire si nous voulons nous aussi bénéficier de la leçon de ce Livre qui révèle la force de l’Amour et sa nécessité pour exister pleinement. Dans le dialogue qui s’amorce, tous les mots sont importants : «  Ils avaient pénétré en Médie, et ils approchaient déjà d’Ecbatane ». Que faut-il entendre ?  Changement de territoire bien sûr pour Tobias, il a commencé à quitter se parents, son voyage devient progressivement un acte personnel, malgré la mission de son père qui en était l’objet premier ; il monte les degrés de l’émancipation en s’éloignement spatialement de ses parents, pour acquérir le statut de maturité qui le mettra bientôt par ses choix personnels sur le même plan que ses parents. Tobias va vers lui-même et il ne le sait certainement pas encore. C’est pour cette raison que les épreuves sont nécessaires ; sans les épreuves, les choix, les combats, nous ne savons qui nous sommes, car dans cette aventure personnelle nous commençons d’exercer la liberté qui nous a été donnée dès notre naissance et qui doit porter du fruit pour nous, et la collectivité à laquelle nous sommes reliés. La liberté est l’opposé radical des caprices et des aléas de nos états d’âme. C’est la liberté qui décide d’ouvrir, ou non, notre intelligence, notre cœur, notre corps même à une plus grande plénitude ( yoga par exemple).

 

Mais revenons à l’argumentation de Raphaël ; il s’inscrit dans le raisonnement classique de la société juive de l’époque, et Raphaël pose les conditions du voyage, pris en main par lui désormais, à ce moment-clé des décisions à prendre : on est près de chez Ragouël, le père de Sara, un parent à toi, il a une fille, Sara, fille unique ; tu es le plus proche parent, tu jouis d’un droit de priorité sur la jeune fille et sur l’héritage. Habilement Raphaël passe du constat au droit, pour couper court à toute contestation.

C’est la première série d’arguments.  
La deuxième série s’organise autour de la personne de Sara. Il en fait une sorte de portrait en médaillon, pour mettre en valeur les  qualités principales : «  réfléchie, courageuse, qui a beaucoup de charme, son père est un homme de bien ».
Il ajoute une phrase transition, qui résume les deux arguments : « Tu es en droit de l’épouser », implicitement : « tu dois l’épouser ».
La troisième série présente la stratégie de son enquête, qui se concentre sur le père (normal pour une société  sémite, et globalement méditerranéenne, où l’autorité du paterfamilias ne se discute pas). C’est Raphaël qui prend les initiatives (à valeur d’initiation) : « Je vais dès ce soir parler de la jeune fille à son père pour que nous te l’obtenions comme fiancée ». Cette intrusion du pronom personnel pluriel  « nous »  souligne l’association des deux volontés : celle de Raphaël (qui représente l’inspiration divine) et celle de Tobias qui assume - ou non - sa destinée. Pour que l’action soit juste, il est essentiel que Tobias soit coauteur de cette entreprise. L’usage du nous se poursuit pour la même raison : « Quand nous reviendrons de Raguès, nous ferons ses noces ».
L’affaire est donc décidée. Raphaël pourtant récidive dans l’argumentation juridique, pour souligner , par anticipation d’ailleurs, car il sait les réticences intimes de Tobias, les droits de Tobias, et la justesse de la requête, puisque ce droit s’inspire de la Loi de Moïse. Une autre raison justifie l’insistance de l’ ange : Tobias doit avoir confiance en sa parole, c’est celle de Dieu, ne l’oublions pas ; il importe donc que Tobias enracine la décision de demander Sara en mariage  dans une parole fiable qui nourrit et fortifie son courage. Les événements, dès lors, vont se précipiter, comme en témoigne la répétition dans ce même verset 13 de l’expression « dès ce soir », puis « quand nous reviendrons de Raguès, - répétition -  nous la prendrons et l’emmènerons avec nous dans ta maison ». Le texte de ce verset 13 pourrait paraître redondant par ces répétitions qui semblent ne pas faire avancer l’action. Notons plutôt l’expression en spirale d’une même idée qui à chaque instant prend cependant un tour nouveau et finit par créer chez Tobias la conviction de la décision à pendre.

Le deuxième mouvement de ce texte est la réponse de Tobias à Raphaël : « Azarias, mon frère » dit-il ; le télescopage de ces deux prénoms est fécond, il nous rappelle les deux niveaux de lecture des événements : le plan humain porté par le plan divin, et inspiré par lui. La qualification de « frère » renforce la confiance de Tobias en son ami.
La réponse du jeune homme se structure autour de la peur, peur surtout de subir le même sort que les sept prétendants qui l’ont précédé : « Tous ses maris sont morts dans la chambre des noces ; la nuit même où ils entraient auprès d’elle, ils mouraient ». Le constat justifie la peur, ce n’est pas une angoisse irraisonnée, délirante d’un garçon timide ou d’un pleutre, « si bien que j’ai peur = καὶ νὺν φόβουμαι ἐγώ».Et il ajoute dans un écho à la parole de l’ange qui utilisait inversement cet argument  : « elle est fille unique » , « Je suis le fils unique de mon père » indiquant par là le chagrin qu’il causerait à ses parents., et que deux familles seraient ainsi dans l’affliction de mourir sans postérité. Nous voyons bien que deux peurs se rejoignent ici et pourraient s’enlacer stérilement : celle de Tobias de faire mourir de chagrin ses parents, celle de Sara enfermée dans une sorte de prison psychique que l’on n’a pas encore bien identifiée mais pressentie à travers sa prière au chapitre 3.  Pour autant n’y a t-il pas de réponse, une parade salutaire  à cet enchaînement démoniaque ?  
Aussi  demandons-nous : à quoi sert donc la vie ? à quoi la liberté si l’une et l’autre  ne sont que les servantes de la peur ? si jour après jour elles deviennent esclaves de nos angoisses et de nos passions ?  En filigrane nous entrevoyons bien le nœud de la situation : en tant que fils unique, Tobias met en priorité sur l’Amour, auquel est appelé chaque être humain, l’attachement à ses parents (notez que je n’ai pas dit « amour de ses parents » car nous dévoierions en l’occurrence le mot « amour »).

 

Raphaël reprend la parole dans les versets 16, 17 et 18 pour convaincre et encourager Tobias en lui offrant un regard différent sur les événements. En effet, regarder différemment un événement c’est commencer à penser différemment, à cette intersection précise où se croisent l’expérience et la réflexion pour engendrer une nouvelle vision, mot porteur d’un avenir qui enclenche les décisions justes et audacieuses. La parole de Raphaël se greffe très exactement à ce point d’où son efficacité foudroyante sur l’esprit et le cœur de Tobias, comme en témoigne le verset 19.
Ce passage est crucial. Tout le livre de Tobit est contenu dans ces quelques lignes qui nous éloignent cette fois, malgré les apparences, des contes et légendes traditionnelles avec leurs cortèges d’ensorcellements et de délivrances d’un mauvais sortilège.
Ici, il s’agit de guérison des âmes prisonnières, celles de Tobias d’abord, qui doit quitter dans son cœur père et mère, et surtout Sara qui ne peut voir un homme s’approcher pour ses noces sans céder à une réaction fatale, qui fait penser que le démon Asmodée est invité par elle. Entendons-nous : son état d’être le laisse s’installer en elle et agir à sa place. Saisie d’effroi, elle cède le pas au  démon qui siège en son âme, et  tue chaque prétendant. Que faire ? A ce degré de l’histoire, en raison de la justesse des personnes et des situations, on ne saurait adhérer à une solution miraculeuse qui s’achèverait sur le rituel : ils se marièrent, furent heureux et eurent beaucoup d’enfants ! Dérisoire dénouement d’où est absente la liberté de l’être, la volonté de reconquérir son âme, et pas seulement un mari. Ce dénouement n’eût pas fait de ce Livre un Livre inspiré, qui a me semble-t-il toute sa place dans La Septante et La Vulgate, à titre deutérocanonique, il est  vrai. Et l’on se prend à regretter que nos amis protestants l’aient éliminé de leur Bible car, paradoxalement, ce Livre leur ressemble, tant il met l’humanité titubante et fragile à nu devant la face de Dieu.
Bref, Raphaël dit donc à Tobias : « As-tu oublié les instructions de ton père, comment il t’a ordonné de prendre une femme de la maison de ton père ? Allons, écoute-moi, frère, ne te tracasse pas pour ce démon, et épouse-la. Je sais d’ailleurs que ce soir-même on te la donnera pour femme ». Ne dissocions pas ces trois éléments : rappel de l’ordre paternel, ne pas se laisser envahir par la peur du démon, certitude des épousailles dans quelques heures. Ces trois éléments ne forment qu’un pour créer un axe moteur : le mariage de Tobias et de Sara délivrés de leur peur et redevenus libres. Ce qui d’une certaine façon rejoint l’injonction du père. Reste à franchir ce qui sépare la parole de l’acte. Et c’est là que nous achoppons le plus souvent, car dans cet intervalle se lovent sournoisement nos démons, difficiles à identifier, et même reconnus ils nous sont devenus si familiers que nous croyons qu’ils sont nous : mais soyons assurés de ce ceci : les démons ne sont jamais nous, ils usurpent notre identité pour nous asservir. Ils sont des intrusions que nous avons laissé s’installer en nous jusqu’à envahir parfois toute la maison, comme des invités patelins et malfaisants qui profitent de notre insouciance pour s’ériger en maîtres de céans (cf. The Servant de Joseph Losey, 1964, scénario de Harold Pinter).  C’est donc ce passage (comme dans une initiation) que vise l’Ange Raphaël qui, en messager de Dieu  et révélateur de la personnalité de Tobias (et proche de lui si l’on se réfère aux théologiens psychanalystes qui, après expérience, témoignent que l’ange ressemble à l’homme dont il est le gardien) sait  ce qui est en devenir. On s’est aussi interrogé sur ce que le verbe «  savoir » peut dénoncer  d’absence de liberté de l’homme. Mais nous savons que l’inspiration, origine du « savoir » de Raphaël est une vision prémonitoire et non une aliénation de la liberté d’agir des hommes. Bien au contraire.
Cette information permet à l’homme de choisir encore plus librement son action, car Tobias peut alors refuser ou accepter ce saut audacieux dans une aventure tout à fait périlleuse. En effet, ce n’est pas parce que Raphaël sait ce qui va arriver que Tobias va oser son acte, mais parce qu’il fait confiance aux conseils de l’ange, d’abord ses conseils techniques, puis ses recommandations de prière dont il connaît la puissance. En effet, l’ange indique à Tobias qu’il devra brûler un morceau de foie et le cœur du poisson. Les effluves éloigneront Asmodée qui s’invite avant chaque noce.
Alors Raphaël, puis l’auteur de ce livre, et enfin Dieu même ne nous proposent-ils donc qu’un artifice pour ruser avec le démon ? Non, bien sûr. Nous nous tromperions lourdement si nous ne faisions un transfert symbolique du geste, pour le sortir, ce geste, des illusions de la magie. Certes on croyait dans l’Égypte ancienne que certains parfums influençaient le monde des esprits ; ici, on est au-delà de cette magie en ce sens que le geste symbolique est  absolument fondamental dans la vie des hommes, parce que le symbole est l’articulation entre le monde psychique et la réalité extérieure. Ainsi le parfum des organes internes du poisson, brûlés, correspond à l’épuration intérieure, à un assainissement de la vie psychique qui se libère ainsi, par une subtile harmonie entre le geste et le désir, des parasites qui inhibent une action  libre : ici les noces de Tobias et de Sara ; c’est bien ce que veut dire Raphaël par les mots : « L’odeur se répandra, le démon le sentira, il s’enfuira et jamais on ne le verra autour d’elle ». Parce qu’en vérité il n’y aura plus dans le cœur de Sara la nourriture pour le démon, qui l’incite à revenir.  

 

On peut alors se demander si Tobias est prêt à entendre ce discours, cette parole à la fois rassurante dans ses résultats mais étrange dans son inspiration. Oui, il est prêt. Il l’est parce que déjà une expérience l’a convaincu de la justesse des conseils de Raphaël : il a réussi à capturer le poisson, à le maîtriser, à le tuer et à en prélever les organes utiles. Il a donc, si l’on peut dire, un peu apprivoisé sa vraie personnalité, il se structure par l’épreuve, il doit la poursuivre. On sait bien par ailleurs, comme nous l’avons déjà dit, que le gros poisson symbolise la gloutonnerie des passions, capturé il en symbolise la maîtrise. Il a donc triomphé de la première épreuve, et franchi une première étape. Un deuxième conseil est donné par l’ange : «  Quand tu seras sur le point de t’unir à elle, levez-vous d’abord tous les deux, priez et suppliez le Seigneur du ciel de vous accorder miséricorde et salut. Ne crains pas car c’est à toi qu’elle a été destinée depuis toujours et que c’est toi qui dois la sauver. Ne te tracasse pas ».
Une fois encore ne dissocions pas la combustion des organes internes du poisson de la prière. Ce sont les deux faces d’un même acte, sans quoi le premier ne serait qu’un rituel incomplet. De la même façon que l’épuration se fera  dans le brûle-parfum, de même doit monter vers Dieu la prière et la supplication salvatrice des deux jeunes gens : obtenir miséricorde et salut. Ces deux derniers mots cristallisent l’efficience de la démarche, dont les jeunes verront illico le résultat. D’où le sentiment qui habite le lecteur tout au long de la méditation de ce Livre de Tobit, d’être en train d’apprendre ce qu’est la foi : promesse de Dieu – ici formulée par l’ange -, travail de l’homme sur ses passions et ses peurs, réalisation de la promesse. La foi c’st déjà la réalisation, et c’est à cette aune que nous mesurons la justesse de la parole du Christ lors de la tempête apaisée  en Matthieu 8, 26  : « Pourquoi avez-vous peur, gens de peu de foi ». (Disons-le au passage cette « tempête » peut être aussi intérieure). D’ailleurs on peut être frappé dans ces chapitres qui nous rapportent le combat de Tobias avec ses craintes, de l’insistance d’expressions comme «  ne crains pas, n’aie pas peur, ne te tracasse pas » qui renvoient chacun de nous à ses réticences à l’égard de la vie, à cette sorte de rétraction de tout notre être qui minimise  la portée de nos actes et de notre existence. 
Reste à regarder le verset 19, apaisant déjà par sa formulation, qui se déroule, se déploie comme un événement heureux, je dis « événement », on pourrait aussi dire « avènement », car les deux jeunes gens accèdent à une nouvelle situation. Il advient déjà dans le cœur de Tobias un changement radical : plus de crainte et pusillanimité face au danger, bien au contraire un élan d’amour jaillit dans tout son être. C’est la formulation du narrateur qui nous le révèle par anticipation : « il l’aima (Sara) passionnément et son cœur s’attacha à elle ».


Sur ces deux dernières lignes deux remarques semblent s’imposer
1 - D’abord les informations préalables à la naissance de ce sentiment, tout neuf dans le cœur de Tobias :
- ce sont les paroles de l’ange Raphaël qui sont paroles inspirées, rappelons-le encore une fois, c’est-à-dire visionnaires, dont les premiers conseils se sont révélés fiables à propos du poisson.
- puis le fait que Sara est de la même famille que lui, Tobias, c’est-à-dire de sa parentèle (mot qui s’utilise pour une reconnaissance sur quatre générations), sur le mode un peu tribal qui est étranger à nos familles nucléaires comme on dit aujourd’hui, (c’est-à-dire se référant aux ascendants et descendants directs de la première génération). Mais l’appartenance à une même famille telle qu’elle se définit dans l’Antiquité implique des droits et des devoirs qui déterminent le code des relations intra familiales ; ce code sera donc le même.
2 – La psychologie contemporaine s’étonnerait à bon droit de la rapidité de l’irruption du sentiment chez Tobias, et surtout de l’attachement qui en découle quand il ne connaît pas encore la jeune fille. Sur ce plan, deux remarques aussi :
- l’amour, avant d’être physique, atteint le monde intérieur, il vient y bousculer le dispositif ordinaire de notre vie affective qu’il s’agisse du coup de foudre qui prend les couleurs d’une révélation, d’une apparition (en littérature française, on pense à La Princesse de Clèves au XVII° siècle, ou à L’Éducation sentimentale de Flaubert au XIX° siècle) qui, en un éclair, révolutionne les données affectives et psychiques d’un être; ou qu’il s’agisse du phénomène de cristallisation si bien peint par Stendhal dans toute son œuvre ( Le Rouge et le Noir, et La chartreuse de Parme, entre autres) ; dans ce dernier cas de figure les futurs amants, avant d’être conscients de leur amour, se sont si doucement et justement apprivoisés que bientôt ils ne peuvent plus vivre loin l’un de l’autre, voire l’un sans l’autre.
- Ces processus amoureux sont vieux comme le monde, même s’ils n’ont été codifiés que tardivement, notamment par les écrivains. Il est avéré en tout cas que aimer c’est se préparer  - ou se découvrir prêt - à recevoir l’autre dans sa maison, cela implique un état de disponibilité qui est déjà là, avant la conscience claire du phénomène, une sorte de nidification inconsciente qui implique d’avoir éliminé, consciemment ou non, tout ce qui empêcherait  l’accueil et l’agrément de l’autre, d’avoir nettoyé son monde intérieur.

 

Une formule de Gabriel Marcel me revient aussi en mémoire « Aimer quelqu’un, dit-il, c’est lui dire tu ne mourras pas ». Quels propos seraient mieux adaptés à notre récit ?
L’expression « et son cœur s’attacha à elle » ne se dissocie pas de l’amour passionné qu’il éprouve soudainement, cette fidélité est justifiée par anticipation, elle en est le déploiement juste et cohérent.

 

Chapitre 14 : La mort de Tobit «  confesseur de la foi »  et  Épilogue.

 

Ce dernier texte n’est pas extrêmement long, onze versets seulement, qui résument la pensée religieuse de Tobit. Ce texte peut lui conférer le titre de « confesseur » de la foi » . Ce qui lui vaut de mourir en paix, au milieu des siens, en terre déportée certes, c’est la vie qu’il mène désormais entre abondance et aumône. Si la première signale au lecteur que Dieu a restauré sa fortune, Tobit n’en oublie pas pour autant le devoir impératif d’aumône auquel est tenu le juif fidèle. Si la droiture de sa conduite lui a mérité de Dieu faveur et consolation, Tobit sait aussi que la redistribution de ce que Dieu nous accorde  est un principe fondamental du judaïsme, nous l’avons dit déjà, un devoir de charité.


Ce chapitre, qu’on pourrait appeler ultime testament de Tobit, présente deux volets d’analyse ;

  • du verset 3 à 7 inclus, l’expression est de type prophétique et apocalyptique, annonçant les malheurs à venir sur Ninive, et la nécessité pour Tobias de quitter la cité maudite au plus vite.
  • du verset 8 à 11, nous trouvons un discours éthique classique que chacun saura analyser, puisque nous y retrouvons les habituels conseils de sagesse de la première à la deuxième génération.  

Notons enfin que la dernière ligne reprend exactement la formulation du verset 2 a : « il fut enterré avec magnificence ». La  formule encadre tout le chapitre comme deux anges témoins de la justesse de cette vie de droiture devant la face de Dieu, car c’est à cette reconnaissance d’une vie droite et conforme  aux lois de Moïse que les funérailles rendent hommage.
Quant à l’épilogue, il exprime l’obéissance de Tobias aux recommandations de son père : une fois ses parents disparus, il part en Médie près des parents de Sara. Il hérite les deux patrimoines familiaux, et a confirmation de la ruine de Ninive la corrompue avant sa mort. Ses dernières paroles rendent grâce à Dieu, non pas d’avoir châtié Ninive, mais d’exercer sa justice, à l’égard d’un peuple que les  prophètes ont de longue date mise en garde contre leur  entêtement dans le péché.    

 

Nous voilà arrivés au bout du chemin accompli avec la famille Tobit. Nous avons tâché de comprendre et de partager les épreuves et les joies qu’elle a connues. Nous avons aussi été attentifs au parcours des trois personnages principaux : Tobit le vieux père, Tobias son fils initié, Sara épouse de Tobias. Trois destinées enchevêtrées, qui n’évoluent, comme dans une spirale, que les unes par rapport aux autres, et qui symbolisent à nos yeux de lecteurs du XXI° siècle, l’itinéraire exigeant de la foi. Cette exigence, nous comprenons qu’elle n’est pas mutilante, mais libératrice; elle ne freine pas la vie, mais l’exalte, et nous en avons décelé le pourquoi : l’expérience de la liberté de l’homme, quand celui-ci a discerné non seulement le bien du mal, mais le mieux du bien.
Cette expérience de liberté passe par l’obéissance à plus grand que soi, non pour se soumettre mais pour apprendre à grandir avec celui qui est grand, plus grand que l’homme, le plus grand : Dieu. Cette obéissance, pour qu’elle débouche sur la liberté de choisir le bien, s’accompagne du discernement qui s’acquiert par la prière, la vigilance du cœur, l’attention à la vie et aux besoins d’autrui, la pratique de l’aumône et, pour résumer, toutes ces attitudes qui nous font sortir de notre moi trop étroit pour être vraiment chrétien, qui ont donc fonction d’élargir notre appréhension et notre compréhension du monde pour réaliser ce paradoxe fondamental qui construit pourtant notre personnalité : devenir soi-même et briser le carcan des conditionnements, tous, quels qu’ils soient, en même temps qu’ouvrir l’intelligence et le cœur à l’histoire d’autrui, du monde environnant : culturel, politique, économique, pour y poser sa juste partition.


- Chez Tobit père, ce chemin est particulièrement rude ; dans le récit étudié, sa piété et sa bonté semblent bien mal récompensés par la cécité physique ; ce n’est qu’une apparence car c’est par elle que Tobit est guéri de sa cécité spirituelle, celle qui au fil des ans racornit l’âme et le cœur et en arrive à confondre l’objet et les moyens, se dégrade par une auto suffisance devant le devoir accompli. Or, le devoir accompli est l’outil qui dégage l’âme de ses miasmes, et le cœur de ses préférences étroites. Certes l’outil n’est pas négligeable car il soulage et libère aussi autrui, il l’aide dans son projet personnel, mais l’essentiel est de gagner l’authentique liberté de notre nature, atteindre son vrai soi qui est le travail de chacun.     
- Sara, la future épouse de Tobias est happée par le désespoir de ne jamais devenir femme , inconsciente qu’elle s’est faite prisonnière de son statut de fille chérie de son père ; elle l’a statufié comme un dieu, et lui son père en a fait son  idole. Il s’en faut de peu qu’elle ne puisse survivre à  l’amour écrasant d’un père qui n’a pas accompli tout son chemin de père et, inconsciemment lui aussi, entrave la destinée de sa fille qui est d’être aimée par un autre homme, pour ne pas interrompre la chaîne de la vie, et prolonger la famille et le nom.
- Quant au jeune Tobias, dont le charme juvénile a opéré tout au long du récit, parce que sa vitalité toute disponible aux conseils de son ami Azarias-Raphaël dessine le portrait idéal de ce que nous voudrions être en face de Dieu, ce jeune homme donc s’en va allègrement découvrir le monde et y vivre ses expériences. Sa docilité (doceo : enseigner) lui souffle que les conseils de son compagnon sont sages ; il y entrevoit une justesse de parole qui mérite d’être écoutée. Aussi, grâce à cette amitié fructueuse, aux expériences qui s’y insèrent, comme une pièce de puzzle qui va lentement trouver sa forme et  son sens dans l’ensemble : le poisson à capturer, mais aussi à dépecer, puis le tri entre ce qui est comestible immédiatement  - pour vivre aujourd’hui – et les morceaux à garder comme remèdes  pour les nécessités de demain, le détour par la maison de Ragouël où vit Sara, avant d’aller récupérer l’argent, l’audace de la célébration des noces malgré les embûches à éviter, constituent les belles pages de ce qu’on appelle aujourd’hui le roman d’apprentissage. Mais ces actes posés par Tobias, je veux dire posés dans la réalité du monde et non dans la théorie de la leçon, expriment son incarnation, dont nous remarquons qu’elle est totalement assumée sans jamais rien enlever à sa piété ou à son  obéissance aux paroles sages de l’ange. A ce titre Tobias se révèle l’acteur qui, ayant échappé, grâce à une amitié salutaire, aux encombrements et scléroses de l’intelligence, devient le libérateur de toute la famille : celle de ses parents, de  ses beaux-parents, de celle aussi qu’il est en train de bâtir avec Sara, délivrée d’Asmodée. 

 

On repère ainsi, au fil des récits bibliques, ces êtres  qui incarnent la libération des familles ou des peuples ; à ce titre, ils préparent la venue du Messie, à la fois en rendant l’homme moins rétif à la compréhension de ses leçons et, d’une façon modeste certes, en éclairant l’humanité, en préfigurent sa générosité absolue. On voit donc qu’il y a à la fois dans ce récit matière à méditer sur le double aspect de l’économie divine que nous fait partager l’auteur inspiré de ce texte : ouvrir l’intelligence et le cœur des hommes et les accoutumer à l’image de miséricorde parfaite, qu’on pourrait appeler Charité, que le Christ est venu leur donner.

la guerison

 

L’histoire de Tobias est toute de lumière, parce que le narrateur l’inscrit justement dans la lumière de la foi, c’est-à-dire adhésion pleine et entière, sans aucune restriction mentale, aux paroles de l’ange, messager de Dieu. Cependant, n’oublions pas que Tobias ne sait pas qu’Azarias est un ange.
Aussi cet ouvrage nous amène-t-il à la conclusion éblouissante mais juste que les paroles de cet ange correspondent si bien à l’état intérieur de Tobias, qu’il n’a pas de peine à y reconnaître la vérité de la destinée des hommes; pour lui, il semble qu’il n’y ait pas de hiatus entre le monde céleste et celui des hommes; ange ou ami de confiance, c’est toujours l’économie divine qui s’inscrit en filigrane de tous les conseils donnés.  
Mais pour nous lecteurs qui connaissons les ruses de la narration, nous sommes obligés de constater qu’entre l’obéissance du cœur pur et la reconnaissance de la parole divine il y a l’espace de la foi, à parcourir, sans relâche.